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Bleckede, le 28 f�vrier 2002
J'ai re�u votre dernier message alors que je continuais mes
r�ponses � vos
pistes plastiques. Je prends donc un peu plus de temps que de raison pour
vous livrer ceci. Vous d�tes aussi, dans ce message, ne pas vouloir
vous
"rendre" � mes arguments. Cela n'a jamais �t�
mon intention et je dois vous
avouer qu'il ne m'a jamais �t� aussi facile de vous �crire
que depuis que
vous me posez des questions (et que je me permets d'utiliser beaucoup
de
r�f�rences architecturales...). Alors, surtout, ne vous
rendez pas et
continuez � me questionner! J'ai, de ce fait, enfin l'impression
d'avancer.
Je profite aussi de votre rectificatif sur la citation " tailleur
de mots &
architecte de la prose " pour ajouter une suite possible : "
urbaniste des
livres " (donc Zettel's Traum n'est pas un gratte-ciel mais une ville
!). La
question des �chelles de mon avant-dernier message semble trouver
l� une
conclusion. Et de renvoyer le tout � mon courrier du 16 janvier
et
l'anecdote de Jean Nouvel...
Je reprends donc maintenant mes r�ponses � vos remarques.
" 4) la construction de la maison dans Miroirs noirs avec force
d�tails
techniques et mesures. Le narrateur survivant de l'apocalypse nucl�aire
s'y
aide d'une encyclop�die du d�but du XX�me si�cle,
le Meyers Konversations
Lexikon ! "
� propos de maison, je vais ici vous livrer les r�flexions
qui concernent
Arno Schmidt et les maisons, qu'il s'agisse de Bargfeld ou de celle de
Miroirs Noirs. Tout cela sera sans doute un peu confus car c'est un
assemblage de notes et de remarques qui demande sans doute encore un peu
d'organisation.
Il me faut ici expliquer qu'une des composantes importantes de
l'architecture se trouve dans la qualit� de l'espace. Comment un
corps se
d�place dans un volume et quel est le sentiment qu'il induit sur
l'esprit ?
(� ce propos, un livre essentiel, Siegfried Giedion : Espace, Temps,
Architecture). � Bargfeld, l'espace de la maison n'a pas de qualit�
sp�cifique. Le village est magnifique (l'Eichkamp m'a vraiment
impressionn�), la maison est charmante (bois recouvert de verdure
avec
terrasse et toit � deux pentes) et son format l�g�rement
r�duit la rend
encore plus attachante. Mais, j'insiste, elle n'a pas de r�elle
qualit�
spatiale. Encore une fois, cela n'est pas � prendre comme une critique
violente mais comme un simple �tat de choses (en plus, vu la situation
financi�re d'Arno Schmidt, je me doute bien qu'il n'allait pas
t�l�phoner �
Le Corbusier pour qu'il lui fasse un projet de 867m2 avec doubles et triples
hauteurs sous plafond au bord d'une plage priv�e de la M�diterran�e
!). Pour
avoir demand� � Bernd Rauschenbach quels sont les livres
d'architecture de
la biblioth�que d�Arno Schmidt, et avoir vu un simple catalogue
de maisons
individuelles, je pense aussi que les v�ritables probl�matiques
de
l'architecture moderne n'int�ressent pas notre auteur (et c'est
peut-�tre ce
qui pourrait expliquer la non-communication avec Max Bill mais, encore
une
fois, je m'aventure...). Arno Schmidt recherche, � Bargfeld, un
confort
auquel il n'a pu pr�tendre depuis des d�cennies, et il le
trouve : sa
biblioth�que. (Je pense maintenant aux photographies de "
Wu Hi ? ", avec Alice et Arno qui rangent la biblioth�que
dans l'appartement de Greiffenberg - ou encore � l'image o�
l'on voit Arno Schmidt (en chaussons je crois) pr�parer un carton
de livres lors d'un d�m�nagement). Finalement, il am�nage
Bargfeld comme il construit la maison dans Miroirs Noirs : en fondant
une biblioth�que. Bien s�r, l'homme y dort, s'y lave et s'y
habille mais, surtout, il y lit et y �crit.
La cave et ses r�serves, le cloisonnement des deux �tages,
ne font que
signaler la biographie de l'habitant et comment, � partir d'un
lieu donn�,
il s'approprie une habitation. La v�ritable intervention d'Arno
Schmidt dans
cette maison me semble la fa�on dont il a install� la biblioth�que
(le
cloisonnement entre les deux �tages rel�ve plut�t
de la biographie). Je
parle maintenant de la maison de bois dans sa version actuelle, o�
notre
auteur vivait et travaillait au rez-de-chauss�e durant les derni�res
ann�es de sa
vie. La table d'angle et d'observation du premier �tage n'est plus.
Mais la biblioth�que fabrique l'habitat, lui donne une autre fonction
et, en m�me temps, qualit�.
Dans Miroirs Noirs, c'est avec force d�tails que la construction
de la
maison est racont�e. Le vocabulaire technique pass� en revue
et le tout
expliqu� point par point. (C'est presque trop beau et, je vous
le demande,
est-ce que cela n'est pas recopi� ?). En bref, les pages 40 &
41 sont le mode
d'emploi d'un kit que le lecteur est invit� � assembler.
Maintenant,
mettez-vous � l'�uvre et lancez-vous dans la fabrication...
le r�sultat sera
une petite habitation de bois (je sais que Miroirs Noirs n'est pas
contemporain de la p�riode de Bargfeld !), sympathique mais sans
rien de
sp�cial... Jusqu'� ce que vous vous mettiez en route pour
Hambourg, � la
recherche de quelques ouvrages pour parfaire votre biblioth�que.
L�, la
maison prendra toute sa valeur. Alors que le dernier homme sur terre peut
choisir n'importe quelle habitation de toute sa r�gion (et il y
a tout de
m�me quelques fermes fort bien dessin�es par ici et la zone
non-contamin�e
n'est pas si petite !), il d�cide de se construire son propre chez-soi,
en
deux �tapes : d'abord une maison bien normale (dois-je dire banale
?) puis
une biblioth�que. Pour que l'habitant puisse se sentir chez lui.
Finalement, ce n'est pas pour rien (comme vous le faites remarquer), que
pour la construction de sa propre maison, le dernier homme sur terre s'aide
d'un dictionnaire. Dans la r�alit� comme dans la fiction,
les maisons d'Arno
Schmidt sont faites de livres et de mots. Pas d'espaces et encore moins
d'architecture. J'irais encore plus loin en lan�ant cette piste
: lorsque
Arno Schmidt d�cide de construire la "maison archives",
il construit l'ultime
maison des mots, puisque totalement d�di�e � la collection
de livres et
�crits de l'auteur. Que la "maison archives" ne soit
pas dessin�e comme
habitable pour des raisons administratives est sans doute vrai mais, aussi,
elle pousse le raisonnement au bout : ce qui fait la maison, ce sont les
livres.
(Ici, une anecdote. J'ai vu � New York, dans la boutique du
mus�e des arts
populaires am�ricains (mais tout art am�ricain est populaire
aux �tats-Unis
!) une maison pour oiseau faite de livres... bien s�r, j'ai pens�
� toute
l'histoire de Graz et � ce que je pourrais en tirer dans la lande
de
Lunebourg. Un peu trop facile.)
� relire ceci, il y a un peu de mon histoire pr�sente
dans ce que je
raconte. Je suis dans un lieu et un espace que je n'appr�cie gu�re
et qui
m�me, je dois l'avouer, me ruine un peu le moral. Cela n'a rien
� voir avec
les probl�mes de la vie � la campagne ou du silence (les
corbeaux se
chargent de le remplir) mais bien d'une qualit� spatiale. L'atelier
o� je
travaille est, spatialement, bien triste. Et, � la premi�re
seconde, je m'y
suis senti mal � l'aise. Reste que, en tant qu'architecte, j'ai
trouv�
quelques solutions pour "faire avec", mais je garde un attachement
tr�s fort
aux livres qui m'entourent et � mon ordinateur. Ces choses que
j'ai, pour la
plupart, amen�es avec moi et qui, aujourd�hui, fondent mon
univers. Quel que
soit ce qui m'entoure par ailleurs.
Voil� comment je per�ois la th�matique de la
maison dans toute cette
histoire. Je me trouve un peu confus mais ceci est un assemblage de notes
que je tra�ne depuis deux mois. Il faut faire avec.
Maintenant, il serait presque possible de convoquer le mot Baukunst.
Car,
comme pour Thomas Bernhard, Arno Schmidt diff�rencie architecture
et art
de la construction. Mon niveau d'allemand est trop faible pour utiliser
l�
pleinement le choix de citations que vous m'avez adress� mais,
apr�s
quelques lectures, il me reste un sentiment. Je livre donc ici quelques
r�flexions.
Telle qu'elle est �voqu�e dans Miroirs noirs, la construction
de la maison rel�ve de l'art de la construction et non de l'architecture.
Il s'agit de b�tir, dans
les r�gles de l'art, un habitat traditionnel. Je l'ai d�j�
expliqu�, la
question de l'espace est absente et, de plus, il n'y a pas de grande
r�flexion sur la fonction ou la fonctionnalit� de l'habitat.
La seule
fonction ayant de l'importance �tant la biblioth�que, je
l'ai d�j� dit. Je
pense que Thomas Bernhard, lorsqu'il emploie le mot Baukunst, ne cherche
pas
� parler d'un art de la construction (tel que traduit dans le texte
fran�ais) mais qu'il se r�f�re plus � cette
id�e de l'artisanat, du travail
bien fait, de la non-industrialisation des objets et de la non-modernit�.
Je
rappelle ici que dans son roman Ma�tres Anciens, Bernhard s'attaque
� un
"ignoble tabouret de Loos", histoire de poursuivre sa diarrh�e
verbale anti-moderne. Il y a bien s�r, de la part de Thomas Bernhard,
cette habituelle volont� de choquer le lecteur (je pense que, l�
aussi, Arno Schmidt n'est pas le
dernier) mais, derri�re, se profile une id�e. Seul compte
le Baukunst, le
travail � l'ancienne et bien fait. Si je prends mon Langenscheidts
Gro�es
Schulw�rterbuch (seul dictionnaire que j'ai avec moi) le mot Baukunst
est
traduit par celui d'architecture (je suis s�r que vous avez d'autres
versions � disposition, racontez-moi donc un peu ce que vos dictionnaires
proposent...). Mais si je regarde autour de moi, le Baukunst se m�lange
facilement avec le Baumeister, le Tischlermeister, et autres petits ma�tres
de l'artisanat local. Il y a, dans ce mot, un c�t� vieux
jeu, un certain
go�t de l'ancien temps. (En tous cas, lorsque Thomas Bernhard l'utilise,
il
n'y a aucun doute). Lorsque, dans Corrections, le narrateur s'�merveille
de
la construction de la maison H�ller, c'est d'une b�tisse autrichienne
fort
traditionnelle dont il parle. Seule sa situation en fait un exploit (le
coude de l'Aurach). Et Arno Schmidt aussi vante la construction de
tradition, le travail du bois et du charpentier (" Malheur �
l�homme qui n'a
pas regrett� au moins 10 fois dans sa vie de ne pas �tre
devenu menuisier!
Ou qui � la vue d'un clou neuf peut se retenir d�imaginer
aussit�t le bois
app�tissant pr�t � l'emploi et le petit marteau massif!")...
Ici, on est
quand m�me bien plus proche du Baukunst que de l'architecture (telle
que,
depuis deux messages, je vous la d�finis).
J'en reviens alors � la citation qui ouvre ce projet :
" Und mehr b�se Tr�ume aus Zement & Glas, und Nickel
& Schwarzbakelit. ("Du meinst <gute>" mahnte er. Anderseits
ja.) / Das Rathaus. (Ob die Blumen
davor <Gremien> hie�en ?). / Eine sehr Neue Kirche. / Den
Vogel scho�,
meiner geringen Einsicht nach, die Kreissparkasse ab : entweder waren
diese
Architekten uns Allen so weit voraus ? (Und der Mund schnappte mir vor
dem
<oder> von alleine zu; denn ich bin, wie jeder anst�ndige Mensch,
meiner
Ansichten oftmals m�de.) " (Windm�hlen, 1960).
" Et bien d'autres r�ves funestes de verre & de ciment,
de nickel & de
bak�lite noire. (" Tu veux dire <beaux r�ves>
" m'exhorta-t-il. D'un autre
c�t�, oui.) / La mairie. (Si les fleurs devant s'appelaient
<Commission
tripartite>?). / Une tr�s Nouvelle �glise. / Mais, �
mon humble avis,
c'�tait la Caisse d'�pargne qui d�crochait le pompon
: de deux choses l'une :
ou bien les architectes avaient une telle avance sur nous ? (Et un
b�illement me fit fermer la bouche tout seul sur le second <ou
bien> ; car
je suis, comme chaque honn�te homme, bien souvent las de mes propres
opinions.) " (Moulins � vent in Vaches en demi-deuil.)
La mairie, la tr�s Nouvelle �glise, la Caisse d'�pargne,
voil� sans doute
l'architecture contemporaine pour Arno Schmidt. Je dois me ranger �
son
avis, si je regarde ces quelques b�timents � Bleckede, je
n'y trouve que
b�tise plastique et pr�tention grasse. Mais, tout de m�me,
je soup�onne l�
quelque chose qui rel�ve de l'incompr�hension.
J'en arrive � me poser une question : l'architecture moderne
et la
litt�rature moderne auraient-elles manqu� leur rendez-vous
?
Pourtant, je sais que Ludwig Mies van der Rohe a toujours employ�,
dans ses
textes et conf�rences, le mot Baukunst et non le mot architecture.
Mais je
sais aussi que Walter Gropius a �dit� un ouvrage qui s'appelle
Architektur
(un ami me l'a offert avant mon d�part, un petit livre de poche
de chez
Fischer de 1955). Et j'ai vu sur un de ses b�timents que Otto Wagner
se
faisait appeler Bauk�nstler.
Aurait-on l� une querelle du genre anciens et modernes ?
Je r�ponds aussi, bri�vement, au point num�ro
5. C'est une r�ponse un peu
facile sans doute mais, en fait, je pense qu'il s'agit plus d'une question
pour un doctorat sur la litt�rature qu'une r�elle piste
d'exploration
plastique.
" 5) les plans et les croquis qui pars�ment son oeuvre,
sans compter tous ceux
r�alis�s pour des travaux pr�paratoires. "
C'est comme pour Georges Perec, Douglas Coupland, Francis Ponge (ah!
La
fabrique du Pr�) et bien d'autres (mais ils ne me viennent pas
� l'esprit).
Certains auteurs ont besoin de se rattacher � un document papier
qui fixe le
d�cor de l'histoire. En dessinant le plan de l'�le-bateau
de la R�publique
des Savants, Arno Schmidt ne dit rien de plus que ce qui est d�j�
dans le
texte (question : les plans & dessins viennent-ils syst�matiquement
avant,
ou parfois apr�s le texte ?). C'est la m�me chose avec le
dessin de la
colline de Brand's Haide. Il ne livre que peu d'informations et la maison
trac�e en axonom�trie semble tout droit d�calqu�e
d'un travail d'�tudiant en
construction pr�fabriqu�e. Quant aux conventions et m�thodes
du dessin
technique, c'est � se demander si Arno Schmidt a jamais regard�
un dossier
d'architecte. Mais il utilise l'image dans ses publications donnant ainsi
au
lecteur une autre vision du monde que celui de l'�crit. (J'imagine
alors un
volume de la R�publique des Savants illustr� par un Gustave
Dor� ou un
Fran�ois Schuitten).
Je m'arr�te l� et garde les points 7, 8et 10 pour la
prochaine fois. J'en ai un peu marre d'�crire et de lancer mes
trucs comme cela. Dites, il me reste 4 semaines ici, cela ne vous dit
pas de prendre une bagnole et de venir passer un week-end ? Histoire de
discuter de vive voix. Je fournis les lits et le Ratzeputz (ou le Bacardi)...
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