Thibaut de Ruyter : Lost in the translation.

Extraits de correspondances : Bleckede-Bargfeld-Berlin-ASLL.

N° 8

 

 

Bleckede, le 20 février 2002

Je commence ce message en me rendant compte du temps qui passe. Encore une chose un peu stupide mais, chaque message que je vous adresse est enregistré avec une date. Le dernier remonte au 5 février, c'est-à-dire quinze jours. À la fois rien et beaucoup. En fait, ce mercredi représente la mi-temps de ma résidence. Il me reste 6 semaines. Sept viennent de s'écouler. Dix jours aux États-Unis. Le temps de passer par Paris, de s'envoler pour New York, de passer un peu de temps avec ma Lebensgefährtin, de rentrer à Bleckede et voilà. Quinze jours. Entre-temps, vous êtes passé par Bargfeld et, je dois vous l'avouer, le récit de votre voyage m'a beaucoup fait rire. Surtout que, pendant que vous vous preniez bourrasques et tempêtes, neiges et grêles à 140 km/heure sur l'autoroute, mon avion tentait d'atterrir sur l'aéroport de Hambourg. Vingt minutes à se croire dans un ascenseur qui ne sait plus s'il veut monter ou descendre, et à se dire que le vent va plaquer la carlingue au sol comme on écrase une mouche avec une tapette en plastique rose. En bref, nous avons partagé presque la même expérience, au même moment et sous les mêmes cieux. Seules nos directions étaient différentes. Vous êtes à Strasbourg, je suis rentré à Bleckede. Nous avons survécu ! Reprenons donc ici notre histoire.

Tout d'abord, merci beaucoup pour vos informations à propos du passage d'Arno Schmidt à Ulm. Votre réponse me confirme un peu dans ce sentiment de malentendu (Max Bill n'est pas à l'origine de la demande, et on imagine bien la manière dont il devait tenir la Hochschule für Gestaltung !). Il est évident que l'école, par son directeur, attendait d'Arno Schmidt qu'il montre aux étudiants comment produire des slogans et textes de communication (c'est tout le principe d'Ulm : l'utopie du Bauhaus réalisée) et qu'Arno Schmidt n'y trouve pas sa place n'est pas une surprise. Cela reste donc un ratage de l'histoire, un moment où deux grandes personnalités se rencontrent et, parce qu'elles n'ont rien à faire ensemble, n'ont rien à se dire, se tournent le dos plutôt que de tenter le dialogue. Ce qui est le plus dommage c'est que, pour un architecte, la HfG reste un endroit de culte. Un lieu où de grandes choses se sont passées et où regarder en cas de doute (l'architecture et le design y sont si simples, c'est le minimalisme avant l'heure mais pour des raisons économiques et non conceptuelles). De plus, mon projet touche au monde du design et de Ulm - j'aurais donc eu le lien que je recherche depuis des semaines. Le lien évident qui mette Schmidt au cœur du travail. Or, aujourd'hui, Arno Schmidt reste absent de toute l'autre partie du projet. Mais, après tout, je l'ai déjà dit : il ne s'agit pas de faire un portrait de l'auteur.

Pour le reste, c'est à dire le message à propos du film sur la lande de Wim Wenders : oui, mille fois oui, votre ami, Tijl Fiasse, a raison. La majeure différence, et qui m'a empêché d'y penser plus tôt, c'est la saison. Dans Au fil du temps, c'est le plein été, la canicule (d'où le côté Sahara de l'affaire). Au fil du temps est un film magnifiquement chiant. Une durée impossible où la moindre scène prend plus de dix minutes, pour aller de nulle part à rien (ce qui, en somme, se passe au propre comme au figuré à Bleckede). Un film assez fantastique, une histoire de cinéma et de suicide, une coccinelle qui plonge dans l'Elbe, deux types paumés qui essaient de faire vivre le cinéma. Bref, un très beau Wenders. Reste que je n'ai pas de copie vidéo avec moi. Alors, si votre ami peut me localiser quelques endroits (s'il y a des moments qui se passent par ici) c'est avec plaisir que j'irais les visiter. Et je vous invite vivement à le voir...

À tel point que, aujourd'hui, bravant la tempête et la crue de l'Elbe, j'ai pris le bac, direction Neu Bleckede (oui, vraiment, les six fermes et trois moutons de l'autre rive s'appellent Neu Bleckede, comme on dit Villeneuve d'Ascq mais avec 20 000 fois moins d'habitants). Il faut dire, depuis que je suis ici, le niveau monte, jour après jour, et mon chemin de promenade favori est maintenant submergé. L'Elbe a tout noyé, il ne reste plus qu'une seule digue et c'est tout le village qui sera inondé. La rivière a triplé de largueur. Résultat, plutôt que de marcher : promenade en bateau, pour aller voir de l'autre côté. Là, vraiment, il est facile de comprendre qu'il y a un peu plus de dix ans, l'Elbe n'était pas un fleuve mais une frontière...

Je suis un peu sous le coup du décalage horaire et prendrais plus de temps pour vous écrire demain.

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