Thibaut de Ruyter : Lost in the translation.

Extraits de correspondances : Bleckede-Bargfeld-Berlin-ASLL.

N° 6

 

 

Bleckede, le 31 janvier 2002

(il y a en effet beaucoup d'orages en ce moment, mais l'elbereste dans son lit)

Je me débats, aujourd'hui, dans l'université de Lunebourg. Quelqu'un a entendu dire de quelqu'un qu'il y aurait, quelque part dans le campus, des archives "Arno Schmidt". Alors, ni une ni deux, je chausse mes bottes en caoutchouc, enfile ma tenue de plongée et arbore fièrement mon casque de spéléologue, afin de me lancer à la recherche de cette salle. Actuellement, je dois l'avouer, j'ai craqué et me trouve dans la cafétéria des étudiants, à siroter un capuccino. J'ai dû interroger une bonne vingtaine d'autochtones pour qui Arno Schmidt doit être le patron du supermarché Aldi voisin. Peut-être vais-je trouver l¹endroit d'ici demain ? Je vous tiens au courant. À moins que vous ne le connaissiez déjà ?

Je reviens quelques instants sur les derniers messages que nous avons échangés, pour rappeler une chose : je ne suis pas un spécialiste de la littérature. Il me semble que la méprise vient de ce que le niveau de mes messages ne doit pas être bien supérieur à celui d'un étudiant qui quadruple deug de lettres. J'en suis conscient et l'assume complètement mais, par pitié, que les autres lecteurs de cette correspondance ne se trompent pas sur la nature de ces lignes. Je suis un lecteur qui pose des questions (qui parfois restent sans réponse...) au traducteur français d'Arno Schmidt. De cette lecture il restera, sans doute, quelque chose dans mon propos et mon projet d'architecture. Mais il ne s'agira, en aucun cas, d'illustrer par une forme mes lectures schmidtiennes. Les deux histoires mènent jusqu'à présent une vie totalement autonome, ce qui explique aussi pourquoi je ne vous ai jamais parlé de la "suite" des événements.

Pour revenir à ces lectures, je dois avouer mon désarroi actuel. Bleckede me tape sur le système, comme certaines mansardes d'Autriche ruinent le cerveau des personnages de Thomas Bernhard. Depuis mon retour de Berlin, l'isolement dans cet endroit m'est très difficile à supporter (ce qui explique aussi un peu mon énervement d'avant hier). Je compte les jours jusque vendredi prochain (et mon départ pour New York afin de rejoindre ma Lebensgefährtin) et, vraiment, mon cerveau peine à fonctionner. Le résultat est là, les lectures n'avancent plus (sauf le recueil de poésies de Heiner Müller) et le projet encore moins. Bref, la seule phrase d'Arno Schmidt qui prenne sens pour moi, en ce moment, est sans doute une des plus connues : " Mein Leben ? ! : ist kein Kontinuum ! (nicht bloß durch Tag und Nacht in weiß und schwarze Stücke zerbrochen ! Denn auch am Tage ist bei mir der ein Anderer, der zur Bahn geht; im Amt sitzt; büchert; durch Haine steltzt; begattet; schwatzt; schreibt; Tausendsdenker; auseinanderfallender Fächer; der rennt; raucht; kotet; radiohört; "Herr Landrat" sagt : that's me !) : ein Tablett voll glitzernder snapshots. "

Pas un continuum. Comme la façon dont tout, ici, se met en place. Mais quelle est la différence entre l'absence de continuum et le chaos intégral ? Bon, je vois, là encore, j'ai tendance à me plaindre.

Alors oui, mon projet n'est pas un continuum. Pour l'instant aucune pensée claire, rien qui n'aille d'un point à un autre en suivant le plus court chemin, rien dont on puisse dire qu'il est stable. Simplement, et là je reviens un peu sur la (les) maison(s) de Bargfeld, et la question du paysage. L'écriture, qu'elle soit faite avec un stylo bille ou une machine à écrire, est une histoire de verticalité. Même aujourd'hui, avec la révolution informatique, nous tapons nos textes de haut en bas, dans cette verticalité. Le flot bernhardien est de cette géométrie, et sans doute 99% de toute la littérature. Aller de haut en bas en respectant quelques enchaînements (plus ou moins) logiques. Or, dans son refus du continuum, dans ces Zettel et (la formule est de vous) Arno Schmidt ouvre des perspectives nouvelles pour la lecture. De là, la forme du bureau, sa position dans l'angle (je le répète, la symbolique de l'aspect pyramidal de la toiture est un malentendu, seule la forme de l'espace et son intériorité m'intéresse) et le rapport aux fenêtres, portent vraiment à imaginer une autre façon d'envisager l'écriture. De plus, et si j'ai bien compris, la table est dessinée par Arno Schmidt lui-même. Il se conçoit donc un outil adapté à sa pratique, a ce besoin de contempler (scruter ou surveiller) le paysage. Un outil de domination du territoire, où l'homme assis, par le mouvement de la tête, contemple l'œuvre, ses sources et la lune.

Voilà, j'espère que ceci sera considéré comme mes questions du moment sur ce meuble et sa position dans la maison de Bargfeld. Rien d'autre. Soyez indulgent. Et, en relisant ceci, je me pose la question suivante : si on peut dire que la verticalité évoque le continuum, que peut-on penser que l'horizontalité ? Bon, je sais, elle fait un peu question de prof d'archi deuxième année de cycle dplg mais c'est, maintenant, la seul formulation que je trouve...

P.-S. : vous dites, dans votre dernier message : " qu'une ville comme Berlin qui a inventé le boum-boum électronique et assourdissant peut taper sur les nerfs ". Là, je vais jouer au spécialiste deux minutes... La ville qui a inventé le boum-boum électronique est Détroit, au début des années quatre-vingt. En pleine crise de l'automobile la communauté noire de la ville, fortement touchée par le chômage, tombe en hébétude devant le son de Kraftwerk (qui, eux, viennent de Düsseldorf) et y ajoute un côté plus dansant, plus violent, à base de rythmes linéaires et martelants qui ne sont pas sans rappeler les riches heures de l¹industrie lourde... Berlin, dans toute cette histoire, est plutôt à la traîne et se contente, aujourd'hui, de distiller un son vieux de vingt ans pour amuser les gamins qui n'ont pas envie de regarder la télévision le vendredi soir. Mais je m'éloigne de notre sujet...

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