Thibaut de Ruyter : Lost in the translation.

Extraits de correspondances : Bleckede-Bargfeld-Berlin-ASLL.

 

 

Berlin, le 23 janvier 2002

J'ai l'impression que, depuis mon arrivée à Berlin, nous nous croisons sur le réseau comme d¹autres dans une station de métro (de préférence Stadion der Weltjugend - qui n'existe plus ou, plutôt qui a été renommée - et je ne suis pas fichu de trouver son nouveau nom ou sa localisation). J'ai vu votre chapeau, cela me semble bien, sauf qu'il ne s'agit pas de Lost in the translation 3 mais, du numéro 5, hé oui - je me fais vieux et ce projet a déjà une longue histoire derrière lui. Donc, va pour le chapeau et laissons venir la suite... Merci pour les mots de vocabulaire, je les ai aussitôt transmis à mon amie qui devrait avoir achevé la traduction de l'essai sur Georg Auracher bientôt (je vous l'enverrais pour relecture et avis).

Cette histoire de chapeau, me fait penser que je n'ai pas dû vous raconter toute l'histoire de Lost in the translation. Je profite de ces moments berlinois pour vous les raconter et, vous interroger. En 1996, à Copenhague, je suis étudiant Erasmus. Un bien grand mot pour résumer, en gros, une bourse ridicule (environ 200 euros mensuels à l'époque) et un accueil glacial dans une école qui ne sait pas quoi faire des étudiants étrangers présents, de toute façon, pour six mois. (Il paraît même, je le tiens d'une architecte espagnole, qu'à Barcelone une plage est appelée par toute la ville : plage des erasmus). L'école de Copenhague (Académie Royale des Beaux-Arts pour être plus juste) pousse encore plus loin : plutôt que d'intégrer les étudiants étrangers au cursus normal, elle embauche un professeur anglais pour s'occuper de tout ce petit monde... Mais le professeur est un homme de grande qualité. John Glew, diplômé de l'Architectural Association (sans doute la plus grande école d'architecture du monde), et propose aux étudiants des cours suivis et d'une richesse incroyable. Au passage, de petits exercices servent à ouvrir le regard de l¹étudiant sur la ville, la perception, la finesse des choses et des concepts, le minimalisme. Le professeur demande : choisissez un endroit dans la ville et documentez-le, par tous les moyens possibles. Photographies, dessins, textes... représentez le site et racontez comment vous le percevez. Je marche dans la ville pendant plusieurs après-midi. Je prends beaucoup de plaisir à rechercher un endroit porteur. Un site qui dirait : choisis-moi, j'ai des beautés cachées et ensemble, nous allons les révéler. Je repère une rue qui mène de la place de la mairie à un complexe de cinémas. Une rue d'une banalité affligeante, sans aucune qualité architecturale ou spatiale, une rue sans histoire. Sauf, au beau milieu, une large vitrine avec quelques livres, une autre avec une mise en scène de bureau et, entre les deux fenêtres, une porte. Les livres sont écrits par la personne à qui le bureau est censé appartenir : L. Ron Hubbard. Cet endroit est appelé église de scientologie. Le même endroit, en France, est interdit par de multiples lois qui concernent les sectes. Le lendemain matin, dans ma boîte aux lettres, un dépliant publicitaire pour un exemplaire de Hubbard avec 20% de réduction. Là, je m'insurge et réagis. Cette rue sera le lieu de mon projet. Ma première idée : dans l'hiver danois, les vitrines sont les seuls zones lumineuses de la rue, les passants s'arrêtent et, regardent ce qui se passe. Alors, sur le trottoir d'en face, recouvrir la façade de tubes au néon, pour que la "lumière" de la scientologie soit bien fade face à la mienne. John Glew trouve le site intéressant, l'idée aussi mais, lance la question de : ne pourrait-on pas faire un peu moins ? Faut-il vraiment 365 tubes au néon ? Un peu étonné, je m'en retourne et cherche donc comment faire plus simple. Il me faudra des jours mais, soudain, une solution. Il suffit d'utiliser les éclairages publics qui, plutôt que d'être portés par des mâts au niveau des trottoirs, sont suspendus par des câbles juste au dessus de la chaussée. Objets qui, depuis mon arrivée, me fascinent. À l'aide d'un câble, faire pivoter le lampadaire de manière à ce qu'il n'éclaire que le trottoir d'en face, puis changer son ampoule pour que l'éclairage ait aussi une plus grande intensité. Voilà, le tour est joué. Pour le titre, le dernier disque acheté fera l'affaire : Lost in the translation, un double album de remixes de Bill Laswell. Lost in the translation : c'est aussi mon état d'esprit à l'époque (français vivant au Danemark et ne parlant pas un mot de cette langue, avec un professeur anglais). Lost in the translation : c'est aussi ce qui est perdu dans le déplacement géométrique des objets et des corps. Et, même si pour le cas de l'éclairage urbain il s'agit plus d'une rotation que d'une translation, c'est vraiment le titre qui me semblait le mieux convenir. Du double sens en anglais du mot translation, je ferais presque tout mon diplôme. Mais je n'ai pas envie d'en parler maintenant.

Alors, monsieur Riehl, comment vivez vous votre vie de translator ? Traduisez-vous ou faîtes vous se déplacer des corps dans l'espace ? Si c'est le cas, vous seriez presque architecte. Et, une fois que tout cela est fait, qu'y-a-t-il de perdu ?

Ce qui me fait rebondir sur Rolf Dieter Brinkmann et votre réponse : " Savez-vous qu'il existe même une traduction en français chez Gallimard de son roman Keiner weiss mehr. En français cela s'appelle bizarrement La lumière assombrit les feuilles ( ! ) ". Alors, non je ne connais pas cet ouvrage - je vais me le procurer de ce pas. Ensuite, l'histoire de la traduction du titre m'a fait beaucoup rire; et me ramène à mon quotidien. Combien de fois, avec ma Lebensgefährtin, nous avons parlé du même film sans nous en rendre compte. Je passe sur un basique comme Der Himmel über Berlin qui devient, en français, Les ailes du désir et en anglais, Wings of desire. Et je m'attarde plus sur un truc comme : Angst esst Seelen auf de Fassbinder qui devient, Tous les autres s'appellent Ali ! Je pense que nous pourrions nous amuser à une petite collection, commençons donc là, j'attends vos contributions...

Maintenant, je regarde encore Rom, Blicke. Ce livre m'intéresse de plus en plus. Depuis toujours, avant de dessiner quoi que ce soit pour un projet, j'écris. Je pose, avec des mots, des remarques et des idées qui, plus tard, aideront à ne pas se tromper dans les décisions. Ces textes n'ont d'autre valeur que de cerner les questions et d'y amener des éléments de réponse. Or, cette fois ci, et par notre correspondance, les questions et les remarques s'écrivent ici, dans ces lignes. Alors, je regarde le livre de Brinkmann, ce côté journal intime et correspondance, cet art de la construction des pages et son regard si précis sur l'architecture. Peut-être faut-il aller plus loin... En tous cas, je vous envoie bientôt des images (je pense vous faire un petit cd à la fin du mois, avec de quoi illustrer tout ceci).

 

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