Une vie par anticipation.(Traduit par Claude RIEHL)
Nous noccupions bien sûr quun coin de la terrasse. Dettmer
le pharmacien sétait assis sur larête antérieure de son
fauteuil en osier et soufflait dans son Brésil effroyablement
gros ; sortant des buissons la lune grimpait justement le
long du fil de fumée et je pouvais comparer sans façon les
deux grosses bouilles. Le capitaine à la retraite où avais-je
déjà vu citer le nom de von Dieskau ? se versa encore
rapidement deux slibowitz dans sa maigre face de sceptique.
Par précaution Frau Dr Waring lança à sa nièce : « Emmeline,
va me chercher quelques violettes ! » (parce quavec les histoires
de Stürenburg, on ne savait jamais !) Et la petite décampa;
je vis toutefois à plusieurs reprises son chignon non loin
de là derrière un indiscret bosquet de sureau.
Après quil eut attendu avec bienveillance que soient terminées
les manuvres bien connues de son cercle du soir, le chef
géomètre émérite Stürenburg tapota la cendre de son cigare
à laide de son petit doigt avec une adresse digne dun
homme-serpent, scruta une dernière fois lhorizon (probablement
pour vérifier que tous les PT étaient encore à leur place
réglementaire), et soupira avec aise son introductif « Hé
oui ». Le capitaine avait lair terriblement méfiant ; Dettmer,
enthousiaste, souffla à pleins poumons dans sa trompette
brésilienne ; et il commença : « Enfin, à lépoque jétais
encore un tout jeune homme euh je venais juste dobtenir
mon diplôme dÉtat quand on nous convoqua ensemble à la
hauteur de la Wingst pour un stage darpentage. » (Fallait
connaître sa géographie du Hanovrien, sinon on était perdu
ici !). « Nous contrôlâmes entre autres à deux reprises
les relevés de la base de Braak à laide de lappareil de
Besse. Ce qui nous procura un réel plaisir. » (Japprouvai
de la tête dune façon si précipitée, afin daccélérer la
narration, quil minterrogea dun air supérieur ; mais
comme il se trouva que je connaissais aussi par hasard les
noms de Schumacher et Andrea, il eut un grognement content-déçu).
« Il y en avait un parmi nous, nullement avenant et encore
moins élégant. En fait rien qui me ressemblât ; cependant
estimé de tous grâce à un flegme inébranlable : il ne serait
venu à lesprit de personne dentre nous de le blâmer pour
sa veine poétique. Il sétait signalé à la curiosité par
le fait quil avait échappé par deux fois à deux périls
mortels caractéristiques de ces marais : une fièvre délétère.
Et quelques jours auparavant, il aurait été englouti par
lOstermoor si deux autres stagiaires ne lavaient secouru.
» (Ici le capitaine lâcha un grognement de mépris, puis
rouspéta avec larrogance de la soldatesque.) « Mais le
seul trait qui le singularisât vraiment était quil sarrachait
la plupart du temps le soir à nos amusements nous jouions
beaucoup aux échecs ; ou nous nous amusions à calculer les
rayons de courbure de la surface de Mars il était pressé,
on ne pouvait le retenir, il nous assurait toujours quil
devait écrire des lettres : alors que nous savions pertinemment
quil nen recevait quasiment jamais ! Bon, on en riait,
on ne se souciait plus de cette lubie ; aussi il semblait
la prendre trop au sérieux pour quelle fasse lobjet de
moquerie. » Une rafale de vent venue de la vaste étendue
du lac souffla et nous amena un valet qui annonça en bredouillant
que la surface était à 37/3. « 37/3 ? » répéta Stürenburg,
fielleux : « Ces types sont vraiment incapables de maintenir
le niveau du lac 8 jours daffilée ! Euh ! vous pouvez
disposer, Hagemann. » « Un soir donc nous jouions aux dés
pas pour de largent, mon capitaine : nonnon ! uniquement
pour vérifier dans la pratique la théorie du calcul des
probabilités. Il entra tout dun coup et nous trouvant en
train de jeter les dés incessamment et de bavarder à tort
et à travers il perdit son sang-froid ; impossible de trouver
une phrase sensée avec toute cette jaserie, mon Dieu, prétendit-il,
et il sen alla à moitié fâché. Pour une raison ou une autre
je me sentis singulièrement troublé ; je le suivis et le
rattrapai dans la cage descalier. Je lui tendis la main
den haut vers le bas et demandai : Dites-moi, Broesicke,
nous nous quittons sans fâcherie, nest-ce pas ? Il me
la serra dun geste bref et dit il était laîné avec
bonté : Ne ten fais pas, petit géodésien ; on saime bien
tous les deux : salut ! »
« Le jour suivant on nous fixa pour tâche de reprendre
les mesures des relevés des limites communales et on nous
dispersa à et effet dans tout le voisinage. On lui assigna
lautre extrémité, loin derrière Lamstedt, et il fut tué
à coups de gourdin par un paysan qui avait visiblement joué
avec les bornes. » (Le pharmacien donna à sa face circulaire
une expression émue et joignit pieusement ses grosses mains
: ah !). Il gisait là ; la tempe enfoncée. Nous examinâmes
ensemble ses papiers ; et on y trouva ce quil avait noté
dans son énigmatique correspondance : des lettres à ses
deux meilleurs amis du stage. Mais écrites à lavance pour
bien des années après, quil ne connaîtrait jamais. Ces
amis et lui-même étaient à la retraite depuis longtemps
; et vivaient sur leurs terres à la campagne, heureux dans
le mariage et entourés denfants déjà grands. Ils sinvitaient
mutuellement pour des visites amicales, évoquant leur stage
comme un passé difficile mais qui était à présent paré dune
aura joyeuse quel bonheur pour tous ceux qui ont connu
cela en réalité ! Hé oui. Quoi quon en dise, la poésie
comme la géodésie est dans toute chose ! » « Oui, mais
quest-il advenu du paysan ? ! » nasilla le capitaine, mécontent.
« Le paysan » marmotta Stürenburg. Pause. Un vent fluet
venu du Dümmer soupira. Les cigares rougeoyèrent insidieusement.
Lété viendrait bientôt. « Le paysan ? : non, pas condamné
à mort. À cette époque, les juges avaient encore lobligation
dassister personnellement à lexécution, ce quils redoutaient
plus que tout. Il fut condamné à la prison à perpétuité.
Autant que je sache » il étendit les mains, sexcusant,
« il y est toujours. Hé oui. » Emmeline vint, à linstant
même où lhistoire était finie ; et nous prîmes congé pour
aujourdhui.
Extrait de ARNO SCHMIDT : HISTOIRES. Trad. Claude Riehl.
Ed. Tristram.
Copyright: Edition Tristram 2000