Tijl Fiasse, Céline Minard & Claude Riehl  :   Miroirs noirs & la femme-enfant

 

                            

                                           Dessin de Yann Collette (cliquez)

 

Claude Riehl : Miroirs noirs à Bobigny

La Lune est si présente dans Miroirs noirs que le lecteur du livre en vient à oublier la nuit. Patrick Sommier nous la restitue dès le début de la pièce. Une nuit noire, les ténèbres vrombissant de l'écho d'une explosion dévastatrice, suivies d'une nuit étoilée dans laquelle s'entend petit à petit un cliquetis mécanique et un doux ronflement de dynamo. La silhouette du dernier homme s'éclaire progressivement à la lueur hésitante de sa lampe de bicyclette, elle effraie parce que surgie du néant puis le " continuer à pédaler " rassure et " la lune laconique " qui " a fiché son masque pointu derrière le genévrier " achève d'éclairer des portions de la scène-paysage. Nous y sommes, surpris de nous y trouver, plongeant dans les caves et les étages des " coquilles vides des maisons " : la bombe à neutrons et les bactéries " ont fait du bon boulot ". Pour ceux qui les connaissent, leur reviennent à l’esprit les superbes gravures dans la " manière noire " d'Eberhard Schlotter où les images semblent couvertes de suie. Mais ils n'auront même pas le temps de faire le geste dérisoire de souffler cette poussière d'apocalypse dans l'espoir de mieux discerner les objets.

Car une deuxième surprise encore plus déconcertante s’impose au spectateur : le dernier homme sur Terre parle, déclame, soliloque, rit, parodie, se fiche de lui-même, aucun pathos. On le pensait plus lyrique, plus grave, ce dernier homme qui fouille au milieu des squelettes et cherche sa pitance dans les placards des disparus. Son écriture, à ce qu’il semblait, rappelait ces poèmes de la catastrophe à venir & survenue de la Grande Guerre, hurlés par les Georg Heym, August Stramm, Georg Trakl. Le jeu décalé du comédien Yann Collette gomme l’expressivité exagérée, le texte respecté scrupuleusement y gagne en fluidité, ses images explosives servent le discours d’un naufragé qu’on a voulu ici réaliste : sur scène évolue quelqu’un qui a vu personne depuis cinq ans, qui se parle à lui-même, a des accès de rire, joue avec le ridicule de sa situation : il montre une distance étrange par rapport à ses proférations et il semble bien qu’il soit menacé en permanence par la folie – le poète Jakob van Hoddis commence à hanter la langue telle qu’elle s’énonce ici – on a peur pour lui, peur qu'il sombre dans le délire. Ses fanfaronnades en deviennent émouvantes, on a pitié pour lui puis on se dit qu'il n'est sans doute ni meilleur ni pire que les disparus. C'est un cabotin, il est le dernier représentant de "l'expérience homme, la puante". On se rend volontiers à cette interprétation : le pessimiste radical ne peut s'exclure de sa vision pessimiste. Et cela, visiblement, parle au public : le spectateur rit souvent mais de lui-même, c'est-à-dire jaune. Cette vision culmine dans l'incroyable scène de la gare de Hambourg avec ses accumulations de cadavres : l'alignement des livres et le geste à la fois bouleversant de piété mais aussi cruel et ironique des petites croix que le dernier homme dépose derrière chacun d’eux transforment ces livres en autant de tombes. Rien de cynique ici, au contraire : le geste recèle une telle gravité, il est si lourd de sens, qu'il nous empêche de pleurer d'émotion ou tout au moins métamorphose nos larmes bien réelles en larmes de rage. Le metteur en scène nous donne là un noeud à démêler, une sorte d'emblème à déchiffrer. Chacun y trouvera ce qu’il voudra bien y trouver. En tout cas les rapports compliqués d’Arno Schmidt avec le livre, la vie et la non-vie, la mort et la survie, sa vision de l’écriture comme épiphanie sans Dieu et … sans hommes sont peut-être visualisés ici pour la première fois.

Le troisième point sur lequel il faut insister est moins une surprise qu'une révélation. Ce travail de théâtre met en effet en évidence le lien très fort qui existe dans le livre entre le monde de l’enfance dont est marqué tout le récit et le jeu de pensées étendu tel que Schmidt le définit dans Calculs II. On sait que Schmidt prétend avoir conçu ce récit à partir d'un jeu de pensées qu'il avait développé dans le camp près de Bruxelles où il était prisonnier de guerre en 1945. En même temps, il réfute la dimension enfantine du jeu de pensées étendu; l'enfant serait tout au plus capable de rêveries. Cette dénégation pour le moins suspecte est battue en brèche par le travail de Sommier et de ses deux comédiens. Dans ce sens, la scène la plus frappante et révélatrice est celle où le dernier homme et Lisa se couchent chacun séparément pour "dormir". Cela dure 30 secondes, le réveil sonne et ils se lèvent : ils jouent à dormir, comme les enfants jouent aussi à papa & maman, ce qu'ils feront du reste par la suite. Et quand arrive le moment de la lecture par Lisa des souvenirs d'enfance du dernier homme, on comprend que sa solitude présente – même si c'est momentanément une "bisolitude" – est l'exacte répétition de celle qu'il a vécue dans son enfance et que tout ce qu'on vient de voir n'est jamais que la projection ou la réalisation d'une vision d'enfance. La terrible coïncidence entre le désir du petit enfant d'échapper au monde des hommes et le jeu de pensées de l'adulte enfermé dans un camp de barbelés saute aux yeux. La solitude absolue de l'enfant et de l'adulte transparaît aussi dans cette scène très belle où l'homme et la femme s'habillent pour l'anniversaire de Lisa : en fait, ils se déguisent, comme des enfants précisément; et bien plus encore, Lisa est transformée en poupée hoffmannienne, elle devient Olimpia, la fille de Spalanzani dans L'Homme au sable, dont on sait qu'elle n'est qu'un automate. Et comme c'est cette poupée qui dit le texte des souvenirs, on est sûr qu’aucun vivant n'aura jamais rien lu du dernier homme lequel, comme on le sait, n'écrit que pour les grands disparus. Solipsisme absolu du Nathanaël post-atomique !

Saluons donc ici cette première adaptation de Miroirs noirs au théâtre. Elle nous émeut et nous donne à réfléchir. À la sortie, on se pose de nouvelles questions et on croit avoir trouvé quelques réponses à d’anciennes. Le récit s’enrichit de jalons inédits où s’incrustent à présent les figures de ces deux comédiens magnifiques, Yann Collette et Marie Cariès. L’un, Robinson burlesque, surgi de la nuit, nous observant avec sa longue-vue, nous, les spectateurs juchés sur la Lune, assène les vérités qui font mal tirées de la " caisse furibarde " de sa remorque-fichier-tableau-noir ; l’autre, la Champignonne littéralement tombée du ciel et restée un instant en suspens dans une extase délicieusement profane, nous ensorcelle et nous fait goûter aux enfers polymorphes de l’enfance : tous deux tissent sur la scène avec intelligence et brio un des plus beaux textes d’Arno Schmidt. Qu’ils en soient remerciés.

Miroirs noirs au MC 93 de Bobigny du 27 novembre au 23 décembre 2001.

Mise en scène : Patrick SOMMIER, Adaptation : Patrick Sommier. Texte paru aux Editions Christian Bourgois. Traduction : Claude Riehl. Décors : Jean-Vincent Puzos et Patrick Sommier. Costumes : Fabienne Varoutsikos. Lumière : Jean Vallet. Assistant à la mise en scène: Michel Leblond.

Avec : Yann Collette, Marie Cariès.

Le spectacle est coproduit par : MC 93 Bobigny, Maison de la Culture d'Amiens, Théâtre des Treize Vents-Montpellier, Théâtre de Nice-Centre Dramatique National-Nice Côte d'Azur, La Rose des Vents-Scène Nationale de Villeneuve d'Ascq.


Céline Minard nous écrit à propos de Miroirs noirs à Bobigny :

J'ai lu votre critique de Miroirs noirs, la pièce, sur le site et je trouve qu'elle est sympathique pour le travail du metteur en scène. Vous tirez l'ensemble vers le texte et tant mieux, c'est de loin ce qu'il y a de mieux dans cette affaire. Car à vrai dire, plus le temps passe et plus je trouve que la mise en sène manquait d'audace. Certainement parce-que, justement, le texte n'avait jamais été adapté. C'était presque 'en costume d'époque'. Et pourtant, on ne peut pas dire que Schmidt soit un auteur classique du début du siècle ni un tragédien grec. D'ailleurs, maintenant, les metteurs en scène font des choses osées avec les vieilles soupières ou les vieilles soupes. qui ferait encore un Oedipe en toge ?! Je pense qu'ils ont eu peur du texte, de sa modernité, de son côté radicalement dingue, des choses terribles qu'on peut faire avec ça.

C'était finalement un peu trop tiré vers le burlesque, par exemple quand le dernier homme écrit sa lettre au professeur américain. Elle ne manque pas d'humour cette lettre mais doit-elle faire rire vraiment ? Et puis le jeu de l'actrice m'a agacée, je n'aime pas les femmes-enfants, et dans ce cas, ça me semble complètement déplacé. Je ne sais pas, mais il me semble que les personnages féminins de Schmidt échappent justement à tout un tas d'attirail débile qui "signe" la femme (minauderies, coquetteries, bêtise, superficialité, etc. ). Elles sont, dans tous les textes que j'ai lus, bien loin de répondre à ce genre d'image, elles sont plus physiques, plus triviales et plus subtiles que tout ça. Comme les rapports homme-femme n'ont rien à voir avec ce qu'on peut trouver ailleurs comme cliché. Et heureusement, et d'ailleurs, serait-il un grand écrivain s'il s'occupait de toutes ces vétilles ? Le seul moment où le jeu de l'actrice "passe" c'est quand elle lit les trois pages du récit d'enfance qu'elle a "commandé", là, on a l'impression au moins au début qu'elle n'a jamais lu ce texte et c'est assez fort. Mais bon, tout le reste est tellement agaçant ... Quant à l'acteur (je me demande ce qu'aurait donné un Quentin Chatelain avec ce texte), je suis sûre qu'il était prêt à aller plus loin. À être plus inquiétant, plus dérangeant, plus jeune aussi. Bon, je ne suis pas très gentille. Parce qu'enfin, ce n'était tout de même pas du temps perdu et c'est vrai qu'il y avait quelques trouvailles. Et puis, le texte. Il fallait quand même être courageux. "

 


 

Claude Riehl : Réponse à Céline Minard.

Depuis toujours le théâtre s'est nourri des "grands récits" pour présenter des fictions qui lui sont propres. Dans le cas de Miroirs noirs à Bobigny, il y a une fiction autonome qui résulte d'un travail dramaturgique et de l'interprétation des comédiens : rien de plus normal selon moi, que le résultat sur scène diffère de votre ou de ma vision du texte. Il semble que beaucoup de gens de théâtre s'intéresse à l'œuvre d'Arno Schmidt (en Allemagne depuis longtemps déjà). Vu la richesse de ses récits, il n'y a là non plus rien d'étonnant. Et ce n'est pas le fait qu'il n'écrivait pas pour le théâtre qui y changera quoi que ce soit. (Il l'a tout de même fait une fois, tout au début de sa carrière, lorsqu'il dicta frénétiquement à sa femme Alice la " revue historique "  Massenbach). Les romans dialogiques des années soixante et soixante-dix font, bien entendu, de l'œil au théâtre, quoique à ma connaissance notre auteur n'ait jamais pris de contact d'aucune sorte avec une troupe ou une institution dans le but de voir représenter ces choses-là sur une scène. Il en allait pour lui, avant tout, d'élargir le champ du romanesque. Pourtant il y a dans ces grands textes appelés " Comédie de nouvelles " (la notion vient de L'Épouvantail de Tieck) ou " Farce-féerie " (Nestroy, la comédie populaire viennoise) une part de séduction qui ne manquera pas un jour ou l'autre de faire des ravages sur nos < tréteaux> contemporains. Mais ce n'est pas de cela que je comptais parler. Je vous dois une réponse quant à "l'image de la femme" dans l'œuvre d'Arno Schmidt.

En premier lieu, je dois rappeler qu'il n'a jamais été question de femme-enfant dans mon compte rendu de Miroirs noirs à Bobigny. Je découvrais seulement – avec bonheur, je dois le dire – la dimension enfantine que le metteur en scène avait su mettre en relief dans le jeu de pensées qui s'appelle Miroirs noirs. L'idée de la femme-enfant, si jamais cette idée a quelque existence, est absolument étrangère au monde de l'enfance. La femme-enfant n'existerait que dans le désir et la réalité affective et sexuelle de l'adulte. Et Lisa n'a rien à voir avec une figure de ce type – ni dans le texte de Miroirs noirs, ni dans son adaptation théâtrale. Quoique vous disiez, Lisa minaude bel & bien, mais ce n'est pas là un des clichés qui caractérisent la femme-enfant; à ce compte-là le narrateur en fait bien plus sur ce chapitre ! Ce qui ne l'empêche pas – Lisa – d'être une espèce de "Tania la Guerilla" décrite ailleurs dans l'œuvre de Schmidt. Il est vrai que l'adaptation à Bobigny a supprimé la scène de western entre les deux protagonistes : Lisa apparaît vaincue, tombée du ciel, tandis que dans le roman, elle se bat comme un guerrier avant d'être "neutralisée" par le narrateur.

En second lieu, au-delà d'une approche négative, je ne suis pas sûr de savoir précisément ce que serait une femme-enfant. Il y a, me semble-t-il, dans la littérature, la femme de Breton et celle de Nabokov qui pourraient se rapprocher de cette idée : mais qu'ont-elles de commun ? Comment définir par exemple la Louve, Käthe Ewers, de Scènes de la vie d'un faune par rapport à ces deux modèles ? Ce n'est pas parce qu'elle est encore une lycéenne qu'elle serait une femme-enfant. Au contraire, elle prend son plaisir avec Düring en étant consciente de sa propre force de séduction et en assumant entièrement sa propre jouissance dans la relation amoureuse. On peut dire que par la suite, dans l'œuvre de Schmidt, trois sortes de femmes prédominent : la femme forte autonome, la femme blessée mais non moins autonome et l'adolescente qu'on serait tenté de nommer "Lolita" ou "femme-enfant", qui en tout cas est l'objet de l'amour fou d'un homme beaucoup plus âgé. Dans tous les cas, la relation amoureuse est précaire, son avenir incertain. En fait, s'il existe une "femme-enfant" dans l'œuvre de Schmidt, ce serait Franziska dans Zettel's Traum. On y apprend qu'elle a 16 ans mais sa façon de se comporter nous laisse à penser qu'elle est bien plus jeune encore. Amoureuse de Daniel Pagenstecher qui frise la cinquantaine, elle réussit à jouir de sa part d'enfance avec lui sans réussir néanmoins à partager et à satisfaire physiquement tous ses désirs avec celui qui est au "soir de sa vie". La situation d'Ann'Ev' avec A&O dans Soir bordé d'or est analogue, sauf qu'AE est sensiblement plus âgée (21 ans) et surtout qu'elle n'est plus tout à fait de ce monde – elle se dit être une "demi-déesse", ce qu'elle prouve d'ailleurs abondamment par ses pouvoirs paranormaux. Quant à Martina (15 ans), la "vierge mal léchée" de SbO, elle focalise bien des désirs mais se trouve être une demoiselle tout ce qu'il y a de plus normal pour l'époque. Toutes ces "jeunesses" ont une étonnante autonomie : ce ne sont pas des tendrons nés de la dernière pluie, avec leur insolence physique et intellectuelle, il n'est pas rare qu'elles mènent les hommes par le bout du nez. Mais ce n'est pas tout : elles exposent leur intimité avec un art et un tact stupéfiants, qu'on ne trouve nulle part ailleurs dans la littérature – je dirais même à faire rougir le libertin le plus blasé et à désespérer les psychologues et les rédacteurs des magazines " pour ados ". Une intimité qu'elles revendiquent dans ses plus extrêmes singularités et réfléchissent " avec panache ".

" L'image de la femme " chez Arno Schmidt ne relève jamais du cliché et s'il y a une femme-enfant dans Zettel's Traum, il faut comprendre ce terme au sens littéral : Franziska est à la fois femme & enfant, donc un être qui n'existe pas dans la réalité et qui n'a strictement rien à voir avec les caricatures que nous propose la mode à intervalles réguliers.

 


 

Céline Minard, le 5 mars 2002

Que femme-enfant ne signifie pas grand-chose pour ne pas dire rien du tout, nous sommes bien d'accord. C'était de ma part un abus de langage ou une facilité qui, en vérité, soulève bien des complications. Je n'utilisais pas cet affreux double terme au sujet du personnage réel (si on peut dire) mais plutôt au sujet du jeu de l'actrice. Vous mettez le doigt dessus avec vos 'minauderies'. Ça m'insupporte, les minauderies. Vous soutenez que le narrateur en fait 10 fois plus. Je veux bien, mais je n'ai jamais vu une femme minauder chez Schmidt.

Et d'ailleurs, cette histoire qu'il y aurait des femmes-enfants chez Arno Schmidt (premier sens courant, dont on a vu qu'il n'était justement pas très clair), c'est pas possible. Peut-être Ann'Ev' donc, mais je ne la connais pas suffisamment. Mettons, ce qui s'en rapprocherait le plus pour moi, ce serait le personnage assez effacé qui accompagne bien des histoires d'Histoires et qui s'incarne dans la peau d'une jeune fille aux jambes longues assez souvent nues, devant laquelle tout ne serait pas bon à dire (et que reluque discrètement le narrateur). Celle-là me semble assez proche encore d'une "vraie jeune fille", mais finalement pas d'une femme-enfant, décidément, cet attribut ne désigne rien. Quant aux autres, elles peuvent avoir 10, 16 ou 50 ans sans aucun problème.

Peut-être direz-vous qu'une part de l'œuvre d'Arno Schmidt m'est absolument fermée (et c'est sûrement vrai mais pas forcément celle-ci) mais ce que je trouve de particulièrement réussi dans ses personnages féminins c'est que précisément ils le sont assez peu dans le sens convenu. Car elles sont effectivement toutes autonomes. Or ce n'est pas du tout ce qui caractérise une femme, l'autonomie. Je dis bien, d'habitude, dans la littérature et ailleurs. Les écrivains – et je ne fais là aucune différence de genre (les écrivains, les écrivaines) – ne sont pas légion à inventer des personnages féminins autonomes. J'en vois comme ça quelques-uns, dont Manchette, chez qui la question de la féminité de la femme ne soit pas un monstrueux bourbier sirupeux. Tania la Guérilla, il me semble qu'on peut la retrouver dans toutes les femmes de Schmidt. Sans dénier leur appartenance sexuelle (et c'est ça qui est fort) elles sont des entités, des intégrités humaines et dépassent le genre, à la volée.
Et crues, et tout ça, à faire pâlir les libertins blasés, et surtout eux d'ailleurs, j'en suis d'accord.

Par contre le 'rendu' théâtral d'une Lisa qui serait à la fois femme et enfant (ce qui cette fois signifie vraiment quelque chose, comme homme et enfant) n'était pas du tout au rendez-vous. Vous allez croire que je lui en veux à cette actrice, et c'est un peu vrai, mais ses minauderies, essentiellement dans la voix, étaient aussi la marque de fabrique d'un certain théâtre. Je pense assez précisément à une représentation de Penthésilée au théatre de la Bastille en 98 ou 99. Il s'agit d'une façon de placer sa voix (son organe), toute particulière, qui fait ressortir la texture femelle en même temps qu'une certaine bêtise immédiatement imputable au beau sexe. Vous entendez B.B. dire "et mes jambes, tu les aimes, mes jambes?" et vous avez saisi. On s'habitue, c'est vrai. Mais c'est triste. Et c'est pas dans Schmidt !


 

Tijl Fiasse, le 15 mars 2002

Je vous fais mon effronté de m’interposer, comme ça... le sujet me fascine : la femme-enfant. Allez, ça excusera bien l’impolitesse.

Les mots & concepts (‘femme-enfant’) ont beau ne renvoyer à rien de localisable (les OVNI ?...) par tous dans la " réalité ", certains d’entre eux (‘femme-enfant’) ont une fâcheuse tendance à obséder assez d’esprits pour permettre, mettons, à un mécène d’inviter quelqu’un à écrire une histoire de la littérature sous cet angle. Ce qui serait palpitant.

Ce qui est sûr : Arno Schmidt n’en fera pas partie.

Il est rare qu’on trouve chez un auteur autant de réactualisations des stéréotypes les plus hilarants du moyen-âge. Pour ne parler que de Soir bordé d'or, c’est peu de dire qu’il s’agit d’un plat à consommer assaisonné de quelques pages des <Quinze joies de Mariage>. Enfin, cette bonne vieille misogynie (Je dis bonne parce que, comme les caractéristiques nationales, elle est utile, ne serait-ce que comme aune d’écart, sans quoi on serait bien tout à fait perdu.)

Qu’on prenne un billet-raccourci pour/par la contrée où l’on traite des relations entre les auteurs et ce qu’ils peuvent bien mettre sous ‘femme-enfant’.

On peut traiter le problème d’une manière sociologique, politique, etc ; rappeler, par ex., cette banalité que les auteurs des années 20-30, qui ont vu apparaître le cheveu court chez la femme & la psychologie qui en découle, ont écrit des textes pour le moins épileptiques, vers le haut comme le bas ; et ça va et ça vient, du surréaliste qui idéalise au point de se rendre ridicule aux Miller et Céline qui voient des Circé & Hécate à tous les coins de rues. Mais ce n’a jamais été qu’une poussée. Bonbon : " Si ces auteurs se sont révélés de grands malades, la maladie existait déjà à l’époque romantique : voyez Baudelaire ou qui vous voudrez : il lui faut – séparément (c’est essentiel !) – une hourri & un fantôme à idéaliser. " Qu’une femme qu’on aime puisse en même temps avoir des pulsions sexuelles (et, qui, sait, pourquoi pas pour vous...), ne viendrait jamais à l’idée d’un romantique. C’est pas moi qui le dit, c’est Goethe, que les romantiques sont des malades. Et lui, peut-être le premier...

Il semblerait que, dans la version masculine du dossier, le goût et l’idée d’inventer des absurdités telles que le concept de femme-enfant provienne de l’incapacité de considérer comme étant dans l’ordre des choses que... (j’ose ? Vas-y, Icare ! À tes plumes/marques !... ) la femme soit un être non seulement doué de raison, mais dont la nature permette le raisonnement. Un fin connaisseur du moyen-âge, et grand catho-dépresso-expresso-tachyco-romantique, Miklos Szentkuthy pourra donc écrire avec tout le sérieux dont il est parfois capable que, mais oui, c’est triste mais c’est comme ça : " Lorsqu’une femme prétendument intelligente l’emporte en raison sur un homme, n’avons-nous pas affaire à la plus grotesque des arlequinades ? "

Le problème, comme je l’entends, n’est pas là. Fort heureusement, on a écrit de bien belles choses avant le romantisme. De la théologie, parfois. Et puis les paroles des serpents sur la domination de la femme par l’homme se sont tellement incrustées dans la cervelle des mâles/mamalujos que, par grand froid contré par force boissons alcoolisées, les oreilles distraites entendent des : " Ch’te jure, Joe ! Ce serpent, i raconte rien que des conneries ! T’as raison, Earl ! C’est pas du tout comme il avait promis, le spermant ! Et, Joe ? t’es toujours là ? Ouais, Ned ! C’passque j’ai une idée, Bill ! Si que c’est k’c’est vraiment comme ça que ça va ici dans ce cabaret du néant (T’inquiète, Lomax ! C’est qu’une citachion !), ‘fin, les choses du monde, tu vois ? Ben tu vois pas ? Que c’est leur beau cul qui fait tourner le monde ? Ben alors moi j’dis : si qu’on sait pas les épater, nos animaux de compagnie doués de parole, avec des armas y des letras (T’inquiète, Pete ! C’est pas le tit’ d’un livre !), si qu’on inventait des femmes-enfants ? Riche idée ! Sur ce, vous reprendrez bien une chaudepine/chopine ? "

Je trouve dans le Robert des noms communs, femme-enfant : " Plutôt relation qu’essence : rapport établi entre homme et femme qui tend à exclure le jugement personnel et le raisonnement chez la femme pour ne conserver que le sentiment positif et l’admiration pour l’homme. L’âge n’a pas d’importance. On a vu des femmes-enfant de 108 ans. Un forgeron allemand (Weland Schmidt) est d’ailleurs passé à la postérité pour avoir totalement banni ce type de relations de son oeuvre. "