Tijl Fiasse : Via Céline

Schmidt est un auteur qui demande beaucoup à ses lecteurs ; ce n'est qu'un juste retour des choses que de demander des comptes à un auteur qui prend sur votre temps : une attitude saine et normale. Une entente courtoise entre lecteur et auteur réclame qu'on apprécie d'autant mieux l'effort fourni & les qualités quand on a jugé sur pièces et discuté les défauts & faiblesses. Les gens qui ne parlent qu'en termes dithyrambiques de leurs auteurs favoris : un manque de respect et une attitude de supporter de football - et cette remarque désinvolte n'a rien à voir avec le fait de ne pas avoir l'éloge facile.

A. Vous avez dit 'expressionniste' ?


Essayons d'être raisonnable et pragmatique. Pour un lecteur francophone, Arno Schmidt est probablement d'une approche difficile. Pas par la langue ; après tout, il paraît que Thomas Mann écrit aussi en allemand ; ça ne doit pas faire une grande différence. Lire la <Montagne magique>, c'est lire un document sociologique qui nous enseigne la manière dont pouvaient penser X ou Y en 19... Et ceci qu'on soit slavisant ou germanisant. Et puis, il faut bien l'avouer, là où messieurs Mann (cadet), Jünger et Hesse vous cherchent leurs lecteurs, c'est à savoir parmi les 'teenagers' de tous poils ou sans poils (pas encore), nous nous trouvons dans un marais où le dialogue philosophique - tombeau du roman allemand - est fort prisé. Les structures formelles assez lâches sont connues depuis la démocratisation du roman au 19e siècle ; quant au dialogue philosophique, le vieux Dostoïevski faisait cela mieux que personne. J'ai dit : 'pas par la langue' : c'est faux, bien sûr. J'y viendrai. Simplement, le grand roman du 19e siècle, qui se continue pour certains au siècle suivant, on a un peu l'impression qu'il est écrit par n'importe qui aujourd'hui, peu importe la langue. Et pour être tout à fait franc, je ne verrais pas d'inconvénient à attribuer <Jean-Christophe> à Thomas Mann et le <Jeu des perles de verre> à un Duhamel qui aurait dévoré la <Véga des Stances>, célèbre livre hindou... Tout ça pour dire que ce n'est pas précisément pour des raisons littérairement pertinentes que je soupçonne des lectures fiévreuses de Hesse en France. J'espère un homonyme en Allemagne lâchant, tel un sybarite, la même remarque à propos de lectures fiévreuses et profitables d'Albert Camus.

Transmettre quoi que ce soit n'intéresse pas le moins du monde D'Annunzio ; il veut construire des structures et, pour construire, il pille la totalité du vocabulaire italien, et il le pille vraiment en mettant à feu et à sang une ville morte, mais l'italien est une langue morte... et il est extraordinaire qu'il soit parfois capable d'écrire des choses d'une intensité structurale inouïe, qu'il SACHE UTILISER DES MOTS... (C'est un article de Manganelli.)

Ce qui se faisait d'intéressant linguistiquement en Allemagne dans la prime jeunesse d'Arno Schmidt est aussi peu connu en France que la poésie qu'on doit pratiquer dans les environs d'Antarès. Ce qui est curieux, n'est-il pas, dans la mesure où une autorité reconnue et adorée de certains cercles parisiens, Borges, voit dans l'expressionnisme le mouvement littéraire le plus important du siècle. Vraiment curieux qu'ils ne se soient pas tous rués sur l'expressionnisme... Surtout quand on songe que vraiment seuls les auteurs modernistes ont su se faire obéir de leurs lecteurs... L'argument d'autorité, vous savez... ? Maître Pound (Kong de son prénom), qui est grand et sage et vraiment Pound jusqu'au bout des lacets (ceux qui connaissent un peu leur histoire du modernisme anglo-saxon, et je suis sûr qu'ils sont nombreux, savent que ce n'est pas une image gratuite, mais motivée, dans la plus triviale et anecdotique tradition moderniste : partout où l'on rencontre Pound, on parle de chaussures, notamment celles de Joyce. Ergo : jusqu'au bout des lacets. Je devrais peut-être saupoudrer les lacets de parmesan de la marque Frazer pour faire sérieux...), je disais : et sage et kwasi un dieu pourrait-on dire, ce maître Cock Porn (ou Pop Corn : je vois d'ici une armée d'herméneutes déduire de savantes influences du Pop Art sur le porno chic...), ce maître Pound donc, suffisamment qualifié maintenant je présume n'est-il pas, oracle des phrases comme : 'Pas Stendhal. Stendhal mauvais. Gnnn. Gnnn. Grr. Non habet infelix Beylis quod mittat amico. Et ceci à cause d'un pullauvère dans l'vaniti. Pas Stendhal'. Et la foule des nombreux modernistes de crier : 'hourra hourra comment c'est vrai dis qu'il est un esprit supérieur celui-là. Nous avons tous la bonne espoire ab joy d'être un jour aussi cultueux que notre gnn gnn grr maître Pound.' L'argument d'autorité dans toute sa splendeur. Ceci est une petite parenthèse pas tout à fait gratuite : nous y reviendrons, à ce terrorisme culturel schmidtien : quatre individus peut recommandables vont enLACER ce thème à d'autres dans une agréable discussion-repose-pied que je vous invite à lire à la fin de ma dissertation scolaire.

Ce qui, de prime abord, gêne le lecteur francophone dans les textes de la première période de Schmidt (avant les <Vaches>) tient à cette absence de lecture des poètes expressionnistes. Les éditions Complexe peuvent bien nous offrir un 'best of', il semble qu'il soit trop tard. Maintenant, quant à savoir si le lecteur allemand n'a pas été choqué de retrouver en prose des images qui avaient leur place originelle ailleurs, c'est une autre question dont je ne connais pas la réponse. Pas du concentré de tomates ; de métaphores, les premiers textes de Schmidt.

Le rapprochement entre Céline et Schmidt a déjà été fait à plusieurs reprises, je pense. Bien sûr : tous les deux grandes gueules, sale caractère, positivistes (Le positivisme n'est pas une tare, au contraire !), tout ce qu'on voudra. J'entendais des rapprochements de procédés.

La 'poésieépiquetoutça', aucun des deux n'en était un chaud partisan. A partir du moment où on considère que la prose est susceptible de traitements aussi intéressants, voire plus, que la poésie, on s'embarque dans bien autre chose que du 'langage parlé'. Rappelons-nous également que Faulkner (et son langage 'parlé') est un cauchemar pour Schmidt. Céline ne dit pas autre chose :

On a tout dit quand on a proclamé que j'ai moi AUSSI (comme les Américains, évidemment !) écrit des livres en langage parlé. Tout le secret ! Archi-benêts ! Il s'agit de tout autre chose : d'un langage rythmé interne sans défaillance sur 630 pages ! Allez-y ! Essayez ! (Cahiers Céline n°6, p. 177.)

Dire que Céline fait l'émotif est peu pertinent : <<Rien n'est laissé au hasard. [...] D'avance quand je construis un livre, je vois la porte, les fenêtres, le toit. Tout est dessiné dans ma tête avant que je commence, à une ligne près.>> C'est après seulement que peut commencer ce que Schmidt appelle le 'traitement de surface'.

La manchette 'Céline auteur réaliste' est également du journalisme : <<Les peintres ont abandonné le sujet peu à peu. J'ai tenté la même aventure. Mais ça me concerne seul.>>

On sait de quel Arno Schmidt on parle. Je voudrais surtout préciser de quel Céline je parle. Et la lecture des fulgurantes bribes de Dubuffet, on ne pourra s'empêcher de supposer des liens insoupçonnés et à creuser entre Céline et Schmidt :

" Je tiens Céline pour un génial inventeur, un poète (mais ce terme si galvaudé de poète le définit bien faiblement) d'ampleur considérable, pas seulement à mes yeux le plus important de notre temps mais des plusieurs siècles qui forment les temps modernes, une des plus grandes charnières de l'histoire de l'écriture. Il faut que la nature propre de l'art et de ses hautes danses soit bien occultée, que le goût porté à la pensée analytique et discursive ait pris le pas sur les incandescences de la création poétique, qu'on ne demande plus davantage à la littérature que des ratiocinations sur des sujets aussi primaires, aussi plats, aussi oiseux que le sont des débats de sociologie et de civisme. Il est à remarquer que l'hostilité dont fut l'objet Céline se déclara bien avant qu'il ait manifesté ses vues sur aucun terrain politique. L'intelligentsia sentit là qu'on se mettait à détruquer - comme on démine. Quand apparaît le déterminé déboulonneur, celui qui s'attaque à la centrale, le grand saboteur, les sociétaires de tous grades s'élancent au rempart avec l'huile bouillante. "

Il m'a fallu 6 lectures de " Guignol's Band " pour arriver aux mêmes conclusions que celles de Dubuffet qui vont suivre, et sur lesquelles je suis tombé récemment. Il est proprement incroyable et inadmissible que des universitaires, des gens censément cultivés qui font les histoires de la littérature 'à l'usage de notre temps et des temps à venir' continuent encore de raconter littéralement n'importe quoi à propos de Céline. Ecoutons le sage Dubuffet, car c'est ce Céline-là qui mérite d'être rapproché de manière plus sérieuse et approfondie qu'un simple article de l'oeuvre de Schmidt : " On saisit bien j'espère ce que j'ai en vue en mentionnant la mystification que chevauche la littérature. La littérature est en retard de 100 ans sur la peinture. Elle s'alimente depuis plusieurs siècles non pas aux données immédiates de la vie. La peinture a depuis longtemps fait sa révolution ; la littérature - Céline seul mis à part - n'a pas fait la sienne. par quiconque n'est pas très averti spécialiste, une page contemporaine pourrait très facilement être attribuée à Voltaire ou Descartes. A même forme même contenu. C'est de changer la forme qui provoque changement de contenu. C'est que l'écrire créatif ne commence qu'où les mots sont utilisés non plus à raison de leur stricte signification mais avec art comme les jongleurs font des chapeaux dans une toute autre optique que de les coiffer. c'est à employer les mots de cette manière qu'on peut faire de leur clavier un instrument transmetteur de pensée crue et chaude. Là est l'inauguration de Céline et elle va dans le même sens que celle de la peinture actuelle qui utilise pareillement les signes, les tracés, les coloris, non plus à seule raison des figurations auxquels ils sont attribués mais au contraire en s'appliquant à briser leur lien trop immédiat aux représentations directes d'objets. [Les deux premiers romans de Céline] sont très certainement deux admirables ouvrages mais qui restent, il me semble, en comparaison de ceux qui ont suivi, un peu dans la gangue. Céline est très loin du vérisme. Il se saisit du premier instant venu de la vie journalière et, alchimisant les faits les plus insignifiants, les pensées et humeurs les plus banales, il élabore les hauts sabbats de l'esprit, les vertigineuses manipulations, les danses de derviches que sont les grandioses fresques de " Féerie pour une autre fois "

Il m'est impossible de commenter à l'aide d'exemples ces précieuses propositions de Dubuffet. Le lecteur attentif des premiers textes de Schmidt se demandera seulement si Stramm ne serait pas l'ancêtre commun de Schmidt et Céline, même si le second est arrivé au même résultat par d'autres voies, voire 'tout seul comme un grand' ?


B. Nous avons dit expressionnisme !

Songeant à une définition possible de l'expressionnisme, on est un peu gêné au fur et à mesure de la lecture des textes, manifestes et rationalisations a posteriori : non seulement les auteurs concernés ne semblent pas voir dans le terme 'expressionniste' quelque chose de définissable, mais les critiques ont, soit tendance à faire de tout et n'importe quoi de l'expressionnisme (On dira que telle métaphore de Gongora est expressionniste, par ex... Nous voilà bien avancés !) ; d'autres, abandonnant toute perspective stylistique, y voient un phénomène sociologique : de braves garçons intelligents (dont beaucoup ont des lettres ; certains même des 'doctorats') refusant le mode de vie bourgeois et se lançant dans des expériences extrêmes : on aura des expressionnistes communistes comme des expressionnistes nazis...

Je caricature beaucoup l'option 'sociologique', mais le fond y est. En réalité, une confrontation de textes permet de déceler des procédés communs et des influences qui sont loin d'être allemandes. Pour se faire une idée des poètes expressionnistes, le lecteur francophone pourra lire les " Poésies nouvelles " de Rimbaud ou, mieux : Verhaeren. Historiquement, la Belgique a toujours constitué un lieu de passage entre les littératures françaises et allemandes : c'est via la littérature symboliste belge qu'on s'est rendu compte que Moréas n'avait décidément rien compris et qu'on s'est mis en France à réellement découvrir les propositions du laboratoire de la revue 'Athenaum', et encore via les auteurs symbolistes et expressionnistes belges que le lecteur français (cette fois-ci) pourra mieux appréhender l'expressionnisme allemand : l'expressionnisme de langue néerlandaise (qu'il faudrait faire découvrir), Permeke, ou encore Jean de Bosschère, auteur extraordinaire et un temps ami de Percy Wyndham Lewis. (Pourquoi faut-il faire des rapprochements stériles entre Joyce et Schmidt, qui ont vraiment si peu en commun ? Un rapprochement avec Wyndham Lewis serait une bénédiction à une époque où on rapproche n'importe comment tous les auteurs qui ne se situent pas dans le prolongement du réalisme balzacien !) La peinture d'Ensor, les pièces de Michel De Ghelderode sont le 'must' de ce qu'en France on regarde comme expressionniste : cette bonne vieille traditions des proverbes, ces fabliaux, ce mysticisme, cet irrationalisme fêtard : pour les auteurs français, l'expressionnisme est démasqué, le 'germanisme' dans toute sa splendeur catalogué. On leur dira, à ces De Ghelderode et Cie, qu'ils sont expressionnistes ; ils répondront qu'ils ne font que suivre la grande tradition de Bosch et Bruegel... Et voilà la critique perplexe. Il n'en fallait pas tant : il suffisait de se retourner vers sa propre tradition littéraire, vers François (Villon) en autres...
En résumé, l'expressionnisme peut se voir comme un fantasme critique constitué d'un certains nombres de similitudes entre des esprits créateurs de différentes époques. Si vous considérez l'expression artistique ou rhétorique comme radicalement subjective, que vous pliez le langage à cette subjectivité délirante ; si vous éviter le comique de société (le seul comique idéologiquement recevable en France où on a toujours été gêné par de véritables génies comme Rabelais, Villon, Céline et Claudel, les trouvant décidément très peu 'français', au point de leur préférer de solides et indécollables vieilles barbes qu'on continuera à mettre au programme des lycées ! Ah ! l'extraordinaire hypocrisie des auteurs français lorsqu'ils disent que les 'arts germaniques' sont trop gras, violents, irrationnels et démesurés pour la sage et douce France... Les choses n'ont pas changé : même si un grand érudit et fin connaisseur de la littérature française comme Ernst Robert Curtius a, en son temps, essayé de définitivement régler son compte au bluff et complexe français connu sous le nom de 'Nicolas Boileau')... et si vous anthropomorphisez la nature, il y a de bonnes chances pour qu'on fasse de vous un expressionniste.

Anthropomorphisation de la nature (qui n'est en fait qu'une conséquence stylistique du subjectivisme radical), comique proche du corps (un comique qui n'est jamais pur mais qui s'appuie toujours sur les marottes idéologiques de chaque époque : danses macabres ou théorie des étyms, c'est comme on voudra. Céline ignore Freud : son rapport à la mort passe par un comique du type 'danse macabre'.) et subjectivisme verbal : voilà trois aspects qui rapprochent étrangement Céline et Schmidt.

Il y en a un quatrième, plus secret, qui n'a rien à voir avec l'expressionnisme, et qui n'est pas à l'ordre du jour : je veux parler de la passion pour les textes 'sans ombre' du 18e siècle.

Il y en a enfin, un cinquième, encore plus secret, mais cette féerie-là sera toujours pour une autre fois : elle a partie liée avec le jardin secret de ces deux auteurs, leur mythe heureux, le coup du vieux et de la jeune, avec Pygmalion, qui se retrouve tant de fois dans la littérature européenne, de Guillaume de Machaut à Poe (qui a définitivement abîmé ce mythe) en passant par Wycherley, Chaucer et Hans Sachs (On peut abîmer ce mythe de multiples manières, notamment en tombant sur des demi-dingues hystériques : Brentano (par deux fois !), Guénon, Bloy...) , et qui a trouvé son expression la plus pure dans le splendide " Préambule de 1806 " de Bernardin de Saint-Pierre, lui à propos de qui je lis ceci dans le " Patrimoine littéraire européen 10 " : " Le dernier Bernardin n'est pas le moins surprenant : cet adulte retardé s'est épanoui dans la vieillesse. Les " Harmonies de la nature " le montrent s'abandonnant à un délire classificateur proche de Fourier et mettant en oeuvre une combinatoire vertigineuse et inachevable : après l'île, le continent, la sphère, les cercles concentriques. Une science obsolète, mais l'édification d'une cosmogonie poétique [...]où le vieux rêveur lâche la bride à ses fantasmes avec une jeunesse de coeur ébouriffante, la chevauchée visionnaire débouchant sur un Sacre du Printemps doublé d'un hommage fabuleux à la femme-enfant, idole charnelle dont le barde bourru accepte, enfin réconcilié avec lui-même, de subir la douce et ferme domination. " Jardin secret : oui ; femme-enfant, soumission et réconciliation avec soi-même : certainement pas. " Je n'capitule pas " = la féerie est TOUJOURS pour une autre fois. Enfin... j'invite une exquise jeune fille - il y faut absolument une femme ! - à traiter l'équation ILE + IDOLE CHARNELLE + UTOPIA + HOMME-LIVRE + plusieurs inconnues = Arno Schmidt à ma place. Les hommes sont techniques, paraît-il. Voici donc :

Je me propose d'examiner quelques aspects de ce subjectivisme verbal. Il faudra avoir en tête le texte de Dubuffet et l'hypothèse que j'émets à propos de Stramm comme voie privilégiée pour comprendre que je ne peux qu'esquisser et indiquer à grands traits et petits exemples dans un article ce qui réclamerait un ouvrage complet.

Céline et Schmidt sont des auteurs intelligents, cela va sans dire. Ils préfèrent dynamiter eux-mêmes leur texte plutôt que de laisser les critiques chercher ces sempiternelles 'pistes de lecture'. Pour <Guignol's Band>, par exemple, la critique, surtout structuraliste, s'arrache les cheveux pour trouver une cohérence textuelle ou, au minimum, pour systématiser les symboles du texte ; c'est que, on l'oublie peut-être un peu trop, Céline est un homme à style. De même que Schmidt fait comprendre à plusieurs reprises, parfois implicitement, que rien ne le fatigue plus que ses propres idées... Pour des commentaires pertinents sur Proclos, ce n'est ni chez Céline ni chez Schmidt qu'il faut sonner. C'est comme ça parce que c'est comme ça, et si c'est comme ça, c'est bien parce que ça doit être comme ça, dirait le comique involontaire Fichte...

Ce n'est sans doute pas tant une haine des idées ; plutôt, ce qu'on constate chez beaucoup d'expressionnistes, une conscience aiguë, qu'on retrouve tant chez Villon que chez Stramm, Céline et Schmidt, que les besoins élémentaires (faim, soif, envie, vanité, désir sexuel) sont les multiples substrats fondant l'expérience humaine et que toute rationalisation a posteriori n'est que convention sociale, hypocrisie, mystification et couche de verni. Il faudra bien un livre sur Karl May pour dé-mystifier (à l'aide d'une réorganisation totale sous influence freudienne des quatre modes de lectures traditionnels : littérale, morale, allégorique et anagogique. Il faudrait d'ailleurs rapprocher les démystifications de Schmidt du commentaire de " Seraphita " de Balzac par Roland Barthes.Et les méthodes de lectures de Schmidt doivent beaucoup à la tradition médiévale et devraient constituer une leçon d'humilité pour les obsédés des sciences humaines de ces 40 dernières années qui, bien souvent, ont l'air de penser que les auteurs du passé sont des imbéciles mais que, EUX, ils ont inventé la science infuse. Qu'on juge sur pièces : la lecture quadripartite a tenu 1 millénaire.. et les sciences humaines se remettent en cause tous les deux mois. Ou alors l'extraordinaire trouvaille de Greimas, qu'on prend pour le fin du fin, et qui consiste à dire quand une chose commence, elle aura (sûrement) une fin et qu'on lui trouvera un milieu...)

En règle générale, les structuralistes ne s'intéressent qu'au signifié du texte en prose, réservant le jeu des signifiants à la poésie, ne se doutant pas qu'un prosateur puisse... Laissons : la prose est tellement méprisée qu'il semble naturel de peiner en lisant Mallarmé ; mais que Céline, Joyce ou Schmidt tente de nouvelles choses et on crie au scandale. Les proses intéressantes se démarquent justement de la prose parlée. On peut s'en réjouir, comme Gertrude Stein : << on a toujours essayé d'écrire comme on parlait et ce n'est que depuis assez peu de temps en comparaison qu'il est vrai que la langue écrite sait que c'est sans intérêt et impossible à faire, je veux dire d'écrire comme on parle, parce que n'importe qui parle parce que tout le monde parle comme les journaux et les films et la radio disent de parler, la langue parlée a cessé d'être intéressante si bien que petit à petit la langue écrite s'est mise à dire quelque chose et le dit d'une autre façon que la langue parlée. Nous réussirons donc bientôt à avoir une langue écrite c'est-à-dire quelque chose d'à part en anglais.>> L'effet boomerang de l'affaire peut devenir pathologique dans la vie quotidienne: Schmidt s'exprimant 'comme un personnage de Jean Paul', Céline ne s'exprimant plus que par 'explosions' dont la syntaxe ne ressemble à rien de connu dans le langage parlé, et Joyce, qui, quand il lui arrivait de parler, ne s'exprimait que par borborygmes.

Beaucoup de personnes se lassent de l'anecdotique. Je l'ai déjà dit : les discussions philosophiques de café entre Lucius et Settembrini (Je dois sûrement me tromper de romans...), tout le monde adore ; la littérature, pas des masses. donc : Schmidt est anecdotique. Il lui manque la 'sage et profonde expérience de vie' du conseiller hydro-électrique. (Ou alors - comme Céline, d'ailleurs, mais dans un autre registre - se lance dans d'insupportables et lassantes tirades sur.. Soit : tout lecteur de Schmidt s'est surpris à crier à voix haute : " Ca va à la fin ! Marre ! On commence à le savoir que t'as été en Norvège ! "

Reprenons et essayons de convaincre à l'aide d'un exemple concret tiré du 'Schmidt français' (comme pourraient le dire des journalistes): au-delà des apparentes futilités de l'intrigue et les continuelles digressions narratives, la texture verbale est l'élément clé des romans de Céline.

Plus particulièrement, <Guignol'sBand> est structuré par le son, qui sature le texte et lui assure une cohérence. Une gigantesque mosaïque de sons étend son emprise sur tout le texte. Si si. Sans l'organisation sonore de ce roman, beaucoup d'endroits du texte restent à l'état de fragments hétérogènes et décousus. Dans <Guignol's Band>, le son module et dirige - au sens orchestral du mot - une grande quantité de thèmes & motifs.

Au début du roman, mention est faite d'un 'Fritz qui nous vrombit' : ce syntagme n'insiste pas tant sur la nationalité de l'ennemi (on s'en fiche) que sur la distorsion verbale : en rendant 'vrombir' transitif, Céline laisse supposer que, bien qu'il largue des bombes, c'est surtout le bruit que fait cet Allemand qui est insupportable, et que voilà un homme qui attaque les autres avec du bruit.

La référence à l'agresseur escamotée, les personnages de Céline sont littéralement assiégés par le son - comme le lecteur -, se retrouvent dans <<la forge du tonnerre de Dieu>>, un monde où <<le ciel râle de rage>> contre les êtres humains, et où le vacarme est <<à fracasser le ciel et la terre>>. Idée : un rapprochement intéressant à faire avec le mauvais démiurge qui semble planer au-dessus de la tête d'Arno Schmidt.

Ces citations du texte célinien proviennent du 'prologue' du roman. Lieu : Orléans ; date : 1940 ; or, le roman entier se déroulera à Londres durant la première Guerre mondiale. Le terme musical de 'prologue' me semble plus qu'autorisé dans ce contexte-ci. Dans l'opéra - et singulièrement wagnérien - le prologue se situe hors de l'action dramatique proprement dite tout en annonçant les principaux thèmes à venir. La construction de <Guignol's Band> obéit à cette structure : Orléans en 1940 est le prologue qui programme et dispose comme un champ de mines la plupart des éléments sonores à réapparaître au cours de la fiction. Quant à la fiction londonienne en elle-même, ce n'est pas qu'elle soit dépourvue d'intérêt, mais elle ne sert qu'à moduler & mettre en mouvement au moyen de personnages les éléments sonores. Vous n'êtes pas forcés de me croire. Je n'ai cependant pas le temps pour la démonstration. Tant mieux pour vous, du reste.

Un exemple, pourtant. Ni Céline ni Schmidt ne sont de grands amateurs du monologue intérieur. Il faut ruser autrement, et bourrer ses vocables de sens seconds pré-programmés. Voici :

Je voyais ça bien comme lui le gars là sur la réclame... le magnifique cow-boy tout debout sur ses étriers... il montrait fièrement l'Australie, un paysage qu'on en mangerait d'opulente épanouie verdure... Ah ! j'y pensais de plus en plus !... Je me ferais la malle un beau matin... tambour ni trompettes !....

La mention d'instruments de musique à fonction militaire est a priori incongrue. (Je sais, il s'agit d'une expression figée. N'empêche que le contexte autoriserait bien d'autres expressions figées qui ne renverraient pas au son...) En parlant de remplacer le très peu satisfaisant monologue intérieur, voici ce qui se passe dans ce passage : l'attention de Ferdinand est portée sur une affiche publicitaire montrant un cow-boy australien. Cette impression visuelle, par un canal visuel, donne lieu à un souvenir militaire : le cheval du cow-boy rappelle à Ferdinand son régiment de cavalerie. Ferdine a peur d'être réengagé. Le résultat de ces impressions visuelles est exprimé verbalement par un canal sonore. Articulés comme de véritable 'leitmotivs textuels', les deux mots 'tambour' et 'trompettes', grâce au réseau sonore installé en début de roman, suffisent pour exprimer trois, voire quatre, notions. Mémoire 'phonique' de Ferdinand.

Si Schmidt et Céline n'écrivent pas de manière sentimentale, le but à atteindre - de même chez Stramm - est une restitution de l'émotion. Un des paradoxes de l'expressionnisme est d'atteindre à l'émotion la plus pure par des moyens uniquement techniques. Comme dirait Bresson : on obtient l'émotion par une résistance à l'émotion, par une 'froide' technique.

Reprenons mon 'Fritz qui vrombit'. Dans sa présentation des poèmes de Stramm, M. Radrizzani cite Mauthner (qu'il faudrait peut-être un jour se décider à traduire en français), qui soutient qu' " on aimerait bien voir dans la langue un Etat anarchique idéal où chaque besoin crée la forme qui lui convient. " Et de donner l'exemple de 'Der Baum ist grün' et du 'Baum' qui 'grünt'. Bien. Et on comprend parfaitement l'intérêt de Schmidt pour les 'néologiens' comme Oken (Nous avons les nôtres, hélas, jamais écoutés : Mercier, par ex.)

Mais nous avons une telle mécompréhension des intentions céliniennes en France et un tel complexe 'Vincent Voiture', que M. Radrizzani trouve des " hardiesses propres à Stramm, telles l'emploi transitif d'un verbe intransitif ou la suppression du préfixe de certains verbes, IMPOSSIBLES EN FRANCAIS ". Mais bon Dieu, qu'est-ce que j'essaie de faire avec mon 'Fritz qui vrombit' depuis quelques lignes ? ? ? Et croirait-on que Céline est le seul et que c'est interdit ou impossible, que je vous balancerai - pour rester dans le même sémantisme, mon Barbey d'Aurevilly des grands jours : " Pendant que les Prussiens OBUSAIENT Paris, je lisais Goethe. " Bingo !

On l'aura compris : il faut, avant de s'atteler à une comparaison fructueuse de Céline et Schmidt, entreprendre une démolition en règle et typiquement schmidtienne par son érudition terroriste de tellement de fausses idées qu'on baisserait bien volontiers le bras.

Pourrait-on demander aux académiciens, aux critiques et aux 'auteurs' de graver ceci du doux (mais attention : colérique ici !) Albert-Birot dans leur cervelle :

" Je me reconnais pour la ponctuation les mêmes droits que pour la syntaxe et l'orthographe, quand je mets des virgules et des points j'entends mettre ces signes à la place qu'ils occupent dans mon esprit cependant que j'écris et non point toujours à la place que m'indiquerait Vaugelas. " ? Pas étonnant que la littérature française soit un hôtel de passe insalubre depuis 60 ans, tout compte fait...

A part ça, il y a des choses qui vont de soi mais qu'il faut rappeler. Les motifs de l'exclusion du 'faussement bavard et poussiéreux' subjonctif passé (à la forme qu'on voudra) sont les mêmes. Si le besoin principal est la restitution d'une qualité d'émotion, il est normal que les procédés céliniens et schmidtiens se confondent jusqu'à un certain point : une utilisation maximale du présent afin de faire coïncider le présent verbal de la page avec le présent de la lecture, un usage plus que raréfié des subordonnées, remplacés par des principales explosives noyées dans des explosions de ponctuation expressive...

Je continue toutefois avec mon Céline - la comparaison avec Schmidt étant difficile pour des raisons de place et de table rase préalable.

Les personnages sont tous contaminés par le réseau sonore. Un exemple : Cascade, souteneur français, refuse de parler anglais. Lorsqu'il le fait, il déforme les mots de manière cocasse et méprisante. Sa haine de l'ordre établi est sonore : Que je suive sa fanfare ! Que je parte avec lui au Recruting ! Voyez ça un peu ! A London c'est la CONVICTCHIOÛN ! Voilà t'as saisi ? Tu réalises pas ? Non ? Ca se dit comme ça ri-a-laïse !... ça c'est english dis ! Spoken ! Ri-a-laïse !

Je vous en donne un petit dernier. Deux personnages tapent sur du métal (fabriquent des masques à gaz...) Impressions de Ferdinand, qui est dans le jardin : Baradaboum ! Tout resursaute ! c'est un fracas effroyable ! le chahut atroce... Ah ! mes pauvres oreilles ! Broyée ma tête ! Ô ferraille ! Heurtant physiquement Ferdinand, tout bruit qui de près ou de loin ressemble à un bruit de métal se transforme en douleur insensée, à tel point que le narrateur se met à haïr les parties du monde civil qui se chargent de travailler le métal. Probablement à cause de son infirmité otologique (sifflement dans l'oreille), mais aussi à cause de l'amalgame émotif qu'il fait entre l'industrie métallurgique en temps de paix et l'utilisation des produits de celle-ci par l'armée en temps de guerre pour construire des canons, Ferdinand annihile l'opposition entre la chose civile et la chose militaire par association sonore : Ah ! c'est comme un bombardement ! Voilà leur violence ! On dirait un marteau-pilon... Quelque Creusot de force des bras !... Ah ! ils m'épouvantent !. (La classe remarquera aussi que la référence au Creusot n'est pas anodine ; elle montre le soin apporté au choix lexical : non seulement le Creusot était spécialisé dans la métallurgie, mais l'acier produit servait à la construction de... moteurs d'avions. Par conséquent, ce terme concatène le bruit et le métal.)

Encore quelques exemples pour le plaisir.

" Synesthésie sonore : Ca ronfle le feu !... plein la maison...
" L'association du feu avec un bruit de martèlement métallique amène des variations dantesques sur Vulcain : ...cent mille chaudrons ! enragés ! Ca y est ils s'y remettent ! (Malgré le côté dramatique de l'histoire, le jeu et la parodie ne sont jamais bien loin : Virgine et Ferdinand dans le jardin d'Eden jouent avec Dieu. Arrive Vuclain, qui chasse Dieu et s'en prend à Ferdinand... qui se cache dans un buisson ardent !)
" Et on solidifie du son ici : Ca déferle concasse bourre les vitres ! voilà des éclats plein le jardin!
" Concaténation sonore, par oreille interposée, entre le sifflet du flic et la ferraille : ...et je le vois là !... le Matthew mon flic !... Son oeil d'acier !
" Métaphorisation constante de la guerre au moyen de termes musicaux. Objectivation (emploi de termes musicaux dont le sens est reconnu par tous) d'une impression sonore (par définition subjective). Ainsi, au lieu de dire que 'des bombes tombent', Céline dit qu'il y a des 'rigodons pleins les pavés'. Parfois, la prose de Céline atteint des sommets de concentration métaphorique et de fulgurance baroque qui, comme chez Schmidt, nous mènent très loin, de ce qui est raisonnablement de la 'prose romanesque'. Avec Céline et Schmidt, la prose a gagné le pari initial de Flaubert contre la poésie : Modèle Nostradame !... que c'est vraiment pas à survivre de commotion décourageante !... sous les véroleries mécaniques, tribulations pétrolifères !... Mais le branle-monde est en musique... rien ne saurait stopper la danse !... C'est le Musette Tonnerre de Dieu !... Et l'égrènement des cent mille morts, des mille oiseaux piaillant, piaulant au vol autour, tramant les airs... Dans ce passage, le sémantisme de la danse et de la musique (corrigé par les termes 'égrènement' et 'tramant', qui donnent l'impression de quelque chose se construisant dans l'espace) est présent avec une telle densité lexicale (et culturelle : voir le 'Rappel des Oiseaux' de Rameau) que pour certains, il ne serait plus permis de parler de prose : pour Jakobson, la métonymie domine la prose romanesque et la métaphore la poésie. De deux choses l'une : soit Céline est un poète qui s'ignore, soit Jakobson s'est encore trompé (Ce ne sera pas la première fois. J'avoue que j'ai un préjugé assez défavorable à l'encontre des 'linguistes', dont beaucoup connaissent - ou prétendent connaître - la grammaire de 30 langues, mais ne sont pas fichus d'en parler une seule correctement. J'invite les lecteurs éventuels à se méfier de certain ouvrage dit 'de référence' paru dans la collection Bouquins et traitant des langues du monde : à l'article où l'on est censé décrire la langue néerlandaise, j'ai trouvé pas moins de 6 bourdes monstrueuses sur deux paragraphes. 'Fault le faire' !).

Je ne suis pas un adepte du comparatisme à outrance (Joyce=Gadda=Schmidt= Lezama Lima= une grosse bêtise. Disons simplement que certains croient 'en la prose', et le problème est qu'ils ne sont pas nombreux). Pourquoi comparer avec Céline alors ? Il travaille la prose, ce qui a rarement été le cas des auteurs français, est finalement le plus proche de l'expressionnisme, et... Avec Cingria, je ne vois personne à qui comparer Schmidt en France. Pour d'autres raisons, d'ailleurs. Dans le cas de Cingria, je veux dire. Et puis, il n'est pas français. Ce qui semble perturber beaucoup de monde.

Le lecteur aura souvent remarqué que les narrateurs de Schmidt jouent parfois à cache-cache avec le vent. C'est un peu normal. L'anthropomorphisation de la nature est le roi des procédés expressionnistes. Avec ces exemples de Céline que j'ai donné plus haut, on jurerait lire du Heym ; ceci, par ex., où le Wind " scheucht wie eine Hand die Fledermaüse auf ", ou encore le 'Weide' qui 'weint das Laub'. C'est un procédé typiquement lyrique. Et Céline ne l'utilise jamais autant que lorsqu'il s'emporte.

Schmidt et Céline usent des bonnes vieilles techniques d'inversion de ce procédé pour assurer un effet comique : la réification du corps humain. On renverra d'ailleurs avec profit à tout ce qui a été écrit sur le comique bergsonien. On ne s'étonnera pas de retrouver ce procédé chez Alfred Lichtenstein : " Während mich ein Auto so zerschneidet / Dass mein Kopf wie eine rote Murmel / Ihr zu Füssen rollt... " Gottried Benn est un grand consommateur de ce procédé, qui chez lui tourne souvent à vide, comme dans ceci : " Die Rücken sind Wund / Du siehst die Fliegen. / Manchmal wäscht sie die Schwester. Wie man Bänke wäscht. "

Traiter les personnages de romans de pantins ou de caricatures a souvent été signalé à propos de Céline. Vidés comme des volailles, ils sont sans psychologie, dit-on. Erreur ! Les narrateurs à la première personne de Schmidt et Céline, en raison de leur subjectivisme radical ne peuvent structurellement pas accorder d'autre psychologie aux personnages qu'ils rencontrent que celle que produit l'appréhension déformée de ces derniers. Encore une fois, l'auteur auquel il faut comparer Schmidt n'est pas Joyce mais Wyndham Lewis.

C. Jean-Paul/Balzac.

En tant que romanciers, Schmidt et Céline se trouvent en porte-à-faux par rapport aux travaux accomplis sur le genre romanesque. Les travaux du structuralisme littéraire de Barthes et Greimas portent essentiellement su ce qu'il est convenu d'appeler la narration réaliste ; et on considère encore aujourd'hui que Balzac constitue la norme. Par conséquent, un pan entier de la tradition romanesque européenne (curieusement celle dont se réclame Schmidt) sera considérée comme 'pas encore du vrai roman' (Rabelais, Fielding) ou de l'anti-roman (Sterne, Jean Paul (Un comble ! Alors que même Günter Grass voit en Jean Paul l'inventeur du roman moderne !) Le terme 'anti-roman' me rappelle d'ailleurs certaine critique dogmatique d'il y a quelques siècles...
Les auteurs qui effectuent un réel travail sur la prose, qui produisent des textes qui fonctionnent par amplification continuelle (& variations autour de) quelques éléments de base (la poésie ne fait pas autre chose) sont assez suspects aux yeux des amateurs de romans. Il est frappant de constater que l'ennemi numéro 1 des écrivains qui ont fait progresser la prose est toujours le même gros moustachu. Joyce, par exemple, qualifiait les romans balzaciens de 'tas de mastic informes'. Nous savons aussi ce que Schmidt pensait de Balzac. (Voir aussi l'opposition Goethe/Wieland dans le <Faune>) Je tiens tout de même à préciser qu'un jugement d'ensemble sur Balzac ne peut être fait que par une personne qui aurait lu deux ou trois fois l'ensemble de la <Comédie humaine>. Le jugement un peu rapide et plus qu'erroné du narrateur du <Faune> est à donner de l'urticaire à tout bon balzacien qui se respecte. (Je parlerai de Balzac plus loin, lors de l'examen du canon littéraire schmidtien et d'un terrorisme culturel d'assez mauvais goût auquel il ne faut pas se fier. Comme pour Ezra Pound ? Tout de même pas.)

C'est donc entendu : ces gens-ci considèrent que les romans de Balzac et Mann sont sans doute intéressants d'un point de vue thématique, pour ceux à qui ce genre de compote prédigérée plaît. Schmidt est fatigué des thèmes, juste bons à éveiller un lueur de conscience le temps d'un jeu de pensées de 5 minutes. Quant à Joyce, il a toujours affirmé que les symboles ou thèmes quelconques décelables dans <Ulysse> n'ont d'autre intérêt que d'offrir une charpente à son texte, dont le but esthétique est le modelage ordonné d'une masse importante de plâtre verbal. Le romancier est maçon, dit Reverdy : il coule du béton.

Les méthodes sont différentes, certes. 'Schmidt n'est pas Céline' (révélation lue dans le journal), certes. Tout de même, les buts poursuivis se ressemblent étrangement. Je vais encore laisser la parole à un qui sait dire tout ça comme personne, mon cher Manganelli :

Alfieri, je l'aime beaucoup parce que c'est un écrivain presque illisible. Alfieri utilise un langage qui heurte, un langage faux, artificiel, à savoir qu'il ne tente aucunement de faire croire que quelqu'un ait jamais parlé ce langage... Peut-être aucun écrivain n'est-il aussi cérémonial qu'Alfieri ; et c'est justement pour cette raison qu'entrer dans le langage d'Alfieri est devenu un labeur ingrat, car nous venons d'une culture de type romantique, qui nous a expliqué que l'écrivain transmet la vérité, mais si l'écrivain est au contraire un écrivain cérémonial, s'il est un fabricant de rites, s'il est un inventeur de danses, de structures verbales, tout cela tombe, je me trouve devant Alfieri non plus comme devant quelqu'un qui transmet, mais comme devant quelqu'un qui construit une image, qui entrelace à la fois une structure, une cérémonie et un rite verbal, qui doivent simultanément me déconcerter et me fasciner. Et c'est cela qui fait constamment cette espèce de Tibétain de la littérature de la littérature italienne qu'est Alfieri ; cet homme absolument étranger, ce fabricateur...

(Pour qui apprend l'allemand, et s'essaie à le lire, Schmidt et Jean Paul sont des Tibétains. Et c'est une chose très belle et c'est ce qu'il faut que ce soit. Il n'y a pas d'autre intérêt à lire des livres.)

Je suppose que beaucoup d'admirateurs de Céline peuvent être choqués quand on dit qu'il y a maniérisme là où ils voient 'vraie parole' et artifices rhétoriques là où ils voient 'réalisme, la vrai vie, quoi !'.

Qu'on prenne ceci - à lire à voix haute, vous allez voir, c'est phonétiquement bien mieux que tous les serpents qui sifflent sur vos têtes :

Je restais là miraux contre la coque, j'y aurais bien embrassé le bordage, tout son gros sabord puant, son coaltar, ses drisses, ses poulies qui crissent, tout son sanfrusquin, sa colosse marmite sur la braise, j'y aurais bu la soupe entière, la tambouille aux rats et le babil dansant clapotis, farandole autour de la coque, accourant vaguelettes, de tous les coins du bassin, après son gros bide bourru, j'y aurais bu aussi ! Oh ! le gros amour ! J'aimais trop sa chanson siffleuse, brises prises aux fibres du haut, aux pointes de plus eh plus frêles, aiguilles au gréement, dentelles, de vergue en vergue, à jaillir d'audace, d'azur en azur !... c'est trop ! L'âme file...

(Déjà dit) : concentration métaphorique et savantes associations sonores très peu dans le goût de M. Jourdain.

Pourquoi maniériste maintenant ? Chez Céline, le souci de style empêche la réalisation efficace d'une oeuvre romanesque. Pour chaque romancier se pose de fait le choix difficile entre le style et l'efficacité - ou l'économie narrative. Une certaine critique soucieuse avant tout de la forme romanesque reproche souvent à Balzac, Dickens et Dostoïevski leurs maladresses stylistiques. Plus que des maladresses, il s'agit d'adéquations au projet d'ensemble - à l'économie. Ainsi, si Dostoïevski et Balzac écrivent 'mal', c'est souvent pour épouser les registres linguistiques de leurs personnages. Il s'agit bien d'un sacrifice stylistique en vue d'un meilleur effet de vraisemblable. A l'inverse, Céline sacrifie la vraisemblance au profit de l'harmonie formelle. (Rien n'est plus éloigné du vraisemblable romanesque que le style célinien : tous ses personnages parlent de la même manière. 'reusement qu'il n'a jamais dû faire parler de comtesse !...)

Autre aspect : Paul Nizan avait déjà remarqué que le " rythme " de la prose célinienne est particulièrement monotone. Bien que la remarque de Nizan concernait le <Voyage> et que, par rapport à ce texte, Céline a fait d'incontestables progrès stylistiques dans <G.B.>, ce progrès n'est pas polyphonique ; Céline n'a pas varié ses procédés, contrairement à Joyce, mais plutôt accentué sa 'manière', comme on disait autrefois.

Contrairement à Joyce donc, qui adopte chaque fois un style différent selon les exigences du sujet (Joyce est bien un auteur SANS marque de fabrique, sans tics verbaux, en quoi il diffère radicalement de Schmidt et Céline) - ce qui se remarque même dans le cas d'un seul procédé, comme le monologue intérieur, dont les actualisations sont différentes selon qu'il s'agit de Bloom, de Dedalus ou de Molly - Céline garde sa locomotive stylistique tout au long de son texte. Si on considère que le rythme se définit le mieux comme une pulsation différentielle tirant sa valeur d'une confrontation entre deux cadences différentes, dans ce cas, la prose de Joyce est rythmique, celle de Céline n'est que cadencée. Et dans certaines circonstances textuelles, la prose célinienne est sérieusement handicapée par son maniérisme et incapable de rendre compte de la réalité de manière efficace. Supposons que Céline veuille rendre compte de réalités sonores en épousant les mouvements de tel ou tel type de morceau musical :

C'est la rengaine digne et ficelle... Jamais venue... Jamais finie !... tapée, moulue, mouchée, retorse... Coquine aux nerfs et cavalière et qui s'impose à tous les coeurs !... Et là pour ça !... Et pas d'histoire !... et drope lyrique ! et pompe pédale !... et que c'est du casse-sentiments !... A la tirette !... à l'escamotte !... d'un doigt sur l'autre !... fonce aigrelette... et file et file...

D'après le sémantisme des mots utilisés, le lecteur peut percevoir certaines qualités de ce qui est décrit ici - il s'agit d'une valse - mais il ne voit en aucun cas le rapport entre les propriétés formelles de la valse et celles de la prose célinienne. Jugé du point de vue du vraisemblable et de l'économie narrative, c'est raté ; du point de vue formel, c'est raté aussi. Ca n'est 'que' maniéré. Sommé de rendre compte d'une valse, d'un tango ou d'une symphonie romantique, Céline utilisera le même style ; ce qui est dû au caractère viscéralement uniforme d'une prose constituée de tics et de procédés qui, dans ce cas-ci, tourne en pure perte. Ce n'est pas un jugement de valeur, Jean-Pierre, c'est juste un exemple de maniérisme, Etienne. Tout se passe comme si Céline avait choisi un mètre poétique qu'il avait peaufiné jusqu'au maniérisme, pour l'utiliser dans tous les cas de figures, même lorsqu'un autre mètre eut été souhaitable. Ce phénomène " rythmique " rend toutes les descriptions céliniennes invraisemblables pour ce qui concerne l'économie narrative, et dans le cas de descriptions musicales, totalement inefficaces. Que l'on compare avec la réussite de la fugue dans <Ulysse>...

L'efficacité narrative n'est jamais perdue de vue par Schmidt. En cela, il est plus balzacien qu'il ne veut bien l'admettre (Et quel romancier pourrait prétendre ne pas être issu d'une façon ou d'une autre de la cuisse de Balzac ?) : on trouverait à foison des exemples de surdétermination réaliste chez Schmidt. Et ce n'est pas chez Jean-Paul qu'il risquait de les trouver. Cependant, prétendre qu'on doit beaucoup à Scott et Cooper, que Sue est un auteur important est d'une mauvaise foi flagrante. Ces trois auteurs n'ont plus d'autre intérêt aujourd'hui que d'avoir aidé Balzac (avec Hoffmann) à incruster de manière géniale, et pour la première fois dans la littérature universelle, la littérature dans la réalité, et non l'inverse (ce que font Dumas et Scott).

Beaucoup plus que l'emploi de l'argot et de termes orduriers (après tout, Céline est loin d'être une tête de série dans un registre linguistique où les deux Léon (Bloy et Daudet) semblent insurpassables), c'est peut-être cette prose uniforme et cadencée - aussi brillante et jouissive soit-elle - qui fait que le style de Céline partage si intensément tant les auteurs que les lecteurs. Paul Nizan n'affirmait-il pas que, dans le cas de Céline, " cette soumission à une machine de langage est très exactement le contraire d'un style " ?

Et je dois avouer que tout ce développement sur le style de Céline n'est qu'une parade destinée à occulter le malaise que provoquent en moi les réflexions du même type que j'entends à propos de Schmidt : cette ponctuation n'est-elle pas déjà en soi un vaste ensemble de procédés ? Ce qui chez Joyce était du polymorphisme de mot ne tourne-t-il pas non plus au procédé monomaniaque dans les substrats sexuels des jeux de mots schmidtiens ? Autant de belles questions auxquelles je ne peux répondre qu'en bredouillant que chaque qualité masque une faiblesse. Sans doute. Peu importe. Tant qu'on s'amuse...


D. L'enchaîné : Schmidt critique de Céline par procuration.


Céline a, dans la séquence 41 qui clôture ce qu'il a publié de <Guignol's Band>, dynamité tout le réseau sonore minutieusement installé. Sur plus de 100 pages, nous assistons à une destruction jubilatoire des 7/8 du texte.

Se situant en lieu clos (Très important ! On y reviendra.) - la nouvelle taverne de Prospero Jim, et faisant réintervenir tous les personnages que le lecteur a rencontrés au cours du roman - même le mort Titus Van Claben, amené dans un sac-poubelle (également important : il faut que le TOUT du roman soit présent dans la séquence-dynamite) - cette séquence peut apparaître comme la première représentation d'une vraie pièce de théâtre - les 700 pages qui précèdent n'étant donc qu'une fausse narration, une répétition générale.

Des bombes explosent au moment même où, invité à une petite fête, Ferdinand est chaleureusement félicité pour son anniversaire. Pour qui a lu le roman, c'est un comble : les Allemands n'ont pas bombardé Londres depuis que Ferdine s'y trouve... et il faut justement qu'ils s'y mettent pour l'anniversaire du 'dindon de la farce'. Ce coup de théâtre est le premier des redoutables artifices qui vont transformer la séquence en spectacle burlesque.

Il y a des similitudes certaines entre la manière dont Céline & Schmidt décrivent des bombardements ; cependant, dans la dernière séquence de <G.B.>, tout est jeu, donc inoffensif. Bien sûr, Ferdinand se surprend encore à signaler la présence du tonnerre, mais l'atmosphère de combat métaphysique présente à l'ouverture du texte a disparu :

Une autre dégelée... plein les nuages ça tonne... C'est pas effarant sinistre, c'est plutôt foire et Patapoum !... du feu d'artifice !... <<Hurray ! Hurray !>> Ca crépite sec... ça éclate lourd, c'est le bacchanal des tonnerres... Delphine s'enthousiasme : " Hurray !... Hurray !... Celebration !...

Plus la guerre : un show hollywoodien pour les yeux ; et quand on est à Hollywood, il vous prend toujours des envies de Las Vegas : les personnages se mettent à parier sur les impacts de bombes :

Vraiment ça chiait admirable au zénith, au grand badaboum dans tous les sens de l'atmosphère !... des corbeilles de fleurs de feu tout au-dessus de la ville [...] Ah ! ils savaient faire ça splendide ! [...] Ca se regardait avec plaisir ! [ ...] Ils sont ressortis tous encore pour mieux admirer les effets. [...] Spectacle passionnant il faut le dire... les paris étaient engagés... Ca joue à tout les débardeurs... Le premier qui verrait le Zeppelin ! La tournée au premier voyant ! Les projecteurs cafouillaient... Ca faisait des Ah ! Aha qu'ils accrochaient rien... la foule dépitée... des bordées de sifflets...

Flaubert persuade pendant 500 pages son lecteur que l'intérêt du récit se trouve dans deux sujets sérieux : l'amour pour Mme Arnoux et la révolution de 1848. Le dernier chapitre de l'<Education sentimentale> détruit tellement la structure mise en place que le lecteur a l'impression d'avoir été berné, et que, effectivement, Flaubert a écrit 500 pages sur RIEN. Claudel ne fait pas autre chose dans la dernière partie du <Soulier de Sain>, parodie burlesque de tous les thèmes de la pièce. De même, le vrai finale (finale structurel) de <Ulysse> est bien l'épisode Circé, transformation burlesque et bordélique du reste du roman. Céline achève son roman inachevé sur une parodie générale laissant le lecteur sur une impression de frustration : tout était artifice et carton-pâte et, vraiment, lots of fun at Guignol's Band. Cependant, quelques pages avant la fin du livre, les angoisses réelles de Ferdine semblent revenir, mais il est trop tard pour en tirer une interprétation critique : le roman s'achève sur un Ferdinand traversant un pont. Il n'est pas improbable que la suite du roman prévoyait une alternance de climax tantôt angoissants, tantôt burlesques. En ce sens, il n'est pas essentiel que le roman ait une fin : les aventures délirantes et sans doutes cycliques de Ferdinand ne peuvent s'achever que quand le romancier dépose la plume, prix à payer pour les variations autour de quelques particules de base. Vraiment ?

Traiter de l'inachèvement d'une oeuvre consiste avant tout en choix épistémologiques, tant pour le lecteur que pour l'écrivain. Sur quel terrain faut-il en effet se placer pour affirmer qu'une oeuvre est inachevée ? On connaît le mot de Valéry. Je rappellerai également que Cézanne est le dernier peintre à travailler un coin de toile pendant des mois. Les peintres modernes produisent souvent en série, et ne gardent que ce que leur conception du hasard leur indique. Si le lecteur peut difficilement faire l'économie d'une interprétation globale - il est farouchement hostile à l'arbitraire, que lui renvoie son miroir tous les matins -, l'artiste peut au contraire considérer le hasard comme un élément de composition fondamental. Peu importe : nous n'avons pas la place ici, mais, même évacué le débat théorique, <G.B.> soulève de sérieux problèmes relativement à la cohérence interprétative. La difficulté d'appréhender ce type de texte augmente encore lorsque intervient le facteur 'genre littéraire'. Autant pour <Soir bordé d'Or>...

Il me semble que pour beaucoup d'auteurs s'est posé le problème suivant : comment refléter la vie (le hasard) en conservant un minimum de cette illusion impeccable et tellement gratifiante de la clôture du texte ? Frappant est le fait que nombreux sont ceux arrivés à la même solution : les FICHES, qui permettent, outre de conserver des choses sur papier qu'on pourrait oublier, de garder la spontanéité de l'instant. Par après, une organisation consciente des fiches donnera l'oeuvre achevée. Une analyse globale de ce type d'oeuvre est impossible puisque la microstructure de l'oeuvre (la fiche), même si elle est par la suite organisée de manière rigoureuse, relève dans son essence même du hasard. Arno Schmidt parle du travail par fiches comme d'une phase de récolte de matériaux. Par conséquent, au caractère qualitativement arbitraire de la fiche - rédigée selon les circonstances, de manière aléatoire... (J'ai même appris récemment que Jean Paul essayait des lois du type : après avoir mangé une pomme, tu auras plutôt une pensée élégiaque que satirique, etc.) dans une vie qui n'est pas un continuum, n'est-ce pas, se superpose un caractère quantitatif : quand sait-on que la récolte de matériaux est achevée ? Quand on commence à voir un dessin sur le sable ? Sans doute, mais on peut encore apporter du sable... Et une phase de récolte des matériaux de trois mois de plus donnera un <Soir bordé d'Or> bien différent...

Dans ses fameux <Calculs>, Schmidt a élaboré une sorte de systématique de la littérature en prose. Ces vus théoriques ne concernaient en principe que ses propres textes. J'ai trouvé amusant de les confronter à d'autres.

Le petit tableau synoptique (un mot que j'adore) qui accompagne <Calculs II> montre que ce dernier distingue essentiellement trois types de problèmes de base, qui impliquent des caractéristiques propres quant au style, au rythme, aux thèmes et même à la psychologie d'un narrateur. Pour les oeuvres dans lesquelles le narrateur est le protagoniste principal, les conclusions de Schmidt sont assez troublantes. Il y a les oeuvres (type feuilleton) qui s'arrêtent par manque de matière, celles à propos desquelles les auteurs respectifs estiment être arrivés au bout de ce qu'ils avaient à dire (catégorie dans laquelle on peut ranger le roman à thèse, de <Quo Vadis> à la <Nausée>, en passant par, justement, Hesse et Mann le Jeune) et celles qui, vu la richesse de l'imagination de l'auteur, ne peuvent s'arrêter que par la mort de ce dernier ou une décision irrévocable et arbitraire de sa part (" J'arrête de récolter du matos le 1er juin 2009... "). On peut effectivement choisir le dynamitage interne. C'est le cas de <Guignol's Band> ou de <Gravity's Rainbow>.

Pour Schmidt, ce type d'oeuvre tire sa valeur d'un rapport entre E1/E2 (en gros, l'expérience de la réalité objective/expérience de réalité subjective). Le narrateur de ce troisième type de " jeu de pensée étendu " se retire dans sa subjectivité. Dans <G.B.>, le rapport E1/E2 est grand : les pages consacrées au délire et aux rêveries sont de loin plus nombreuses que celles qui traitent objectivement de Londres et de l'intrigue qui s'y déroule. L'attitude psychologique fondamentale de ce type de narrateur est le pessimisme : dans le cas de Ferdine, c'est peu dire. Les conséquences stylistiques de ce troisième type sont essentiellement une déformation de E1 vu comme une menace (le tonnerre, la police, le bruit). C'est ce rapport E1/E2 et ses corollaires stylistiques qui font de Céline un romancier expressionniste. Qu'on songe à Kokoschka. Les caractéristiques principales de l'expressionnisme n'ont pas besoin d'être rappelées ici : on verra aisément que les oeuvres de Céline en sont une illustration dans ce qu'elles ont de plus banal. Dans ce qu'elles ont de meilleur, Céline a inventé l'abstraction lyrique en littérature. ('Les peintres ont abandonné le sujet peu à peu...') Dans <Guignol's Band>, ni le décor (E1), ni l'intrigue n'ont la moindre importance : seule compte la danse des sons sur la page. Je vois <G.B.> comme une fantaisie symphonique dans laquelle la plus ou moins grande intensité sonore exprimée indiquerait la cadence générale des divers mouvements, et les oppositions de thèmes sonores - dans lesquels interviennent des motifs divers (l'acier, le cheval...) - la structure. Comparse Miklos me somme d'ajouter que cette oeuvre est, je le cite, " d'une rigueur contrapuntique délicieusement hindemithienne ". Sacré Miklos, va ! Toujours l'impressionnisme pour rire !

Une dernière chose, après quoi j'enverrai valser Céline dans la fraise géante d'une oeuvre picturale entièrement dominée par E2...

Si les éléments théoriques du troisième type de " jeu de pensée étendu " font un joli moule à <G.B.>, c'est pourtant le critère de la fin du récit qui se révèle déterminant. Je le répète, il n'y aurait comme fin possible pour <G.B.> que l'arrêt de E1, autrement dit, il faudrait soit que Ferdinand meurt (comme il est narrateur, c'est assez mal parti...), soit qu'on fasse définitivement sauter Londres (ce qui n'est pas une bonne idée...).

Céline étant revenu à de nombreuses reprises sur le caractère non seulement rusé de ses oeuvres, mais essentiellement abstrait, ne serait-il pas possible d'affirmer que, <G.B.> étant une oeuvre inachevée, il l'achève lui-même par la destruction burlesque des thèmes et motifs de celle-ci ( et non du narrateur, l'intrigue étant sans intérêt) dans la dernière séquence ?

Enfin, comme <F.W.>, >G.B.> est un texte dont le déroulement dans le temps est de peu d'importance (Et qui donc, dominé par sa subjectivité, se soucie d'harmoniser des séquences temporelles ?) Fonctionnant par variations continues autour de quelques éléments, <G.B.> n'est pas conduit à son terme de façon harmonieuse. S'il y a refus du déterminisme narratif, si donc la variation thématique est par définition illimitée, comment arrêter ce faux mouvement perpétuel ? Car enfin, les délires de Ferdinand ou les souvenirs d'Olmers peuvent s'étaler sur quatre pages comme sur dix, rien ne justifiant structurellement un nombre défini de pages. Dynamiter son texte par l'humour est très certainement une manière de se protéger des attaques de E1 ; c'est aussi l'unique manière d'achever une oeuvre qui, dans son fonctionnement même, refuse l'achèvement.

Même sous la menace d'une arme, je ne pourrais dire que ceci : <Soir bordé d'Or> est une mise en forme de matériaux préexistants fournis par le hasard de la vie ou de la culture, dont le genre tient autant d'Aristophane que du masque jacobéen, et dont le résultat en termes sémantiques ne peut être plus précis que la très vague et nostalgique citation suivante :

Je voyais l'Europe - cette patrie du Parthénon et du ''doux style nouveau'' de nos premiers poètes, de l'<Ethique à Nicomaque> et du <Songe du cavalier>, du <Rerum Naturae> et des concertos brandebourgeois, de la <Cité du soleil> et du Requiem allemand, des <Essais> et <De l'amour>, des Muses métaphysiques et de l'Apollon musagète, - je voyais cette Europe 'nôtre' sous l'aspect d'une lande où la nuit s'est mise sans barguigner, apparemment déserte mais en fait habitée, derrière chaque buisson, par des êtres retournés à l'état sauvage et accroupis comme des kangourous, et qui, 'allumés ' par l'appel insistant et obsédant du 'tam-tam', se jettent les uns sur les autres pour se déchirer mutuellement jusqu'au dernier osselet.

Quant à se déchirer soi-même, 1352 pages de <Z.T.> suffiront.


Appendice : Discussion. Personnages : 4.

L. Ce sont des noms exotiques - dont beaucoup, il faut le reconnaître, méritent de le rester - qui surnagent dans les phrases de Schmidt. C'est le pédant Wagner.

G. Vous savez ce que Leiris disait ? Que ce " Faust " est un tel condensé de fleurs de culture, un bouillon gras, qu'il découragerait n'importe qui d'essayer d'avoir du génie.

M. Effectivement, mon cher L. : on peut parler d'une véritable rhétorique des auteurs cités, à tel point qu'à partir d'une 'époque' (restons vagues, c'est tellement plaisant), le nom des auteurs apparaîtra systématiquement en majuscules.

F. Ce qui est pratique pour ceux qui veulent se lancer dans des statistiques...

L. Très peu dans le goût de Céline, tout ça, non ? G., si je me trompe, arrêtez-moi : il me semble qu'il lisait comme un paysan, en cachant ses livres, non ?

G. Oui. Et porter aux nues des mineurs comme Barbusse et Morand n'empêchera pas le lecteur intelligent de trouver les réelles influences : Shakespeare, Dante, Rabelais...

F. Rien que ça ! Il ne voulait se mesurer qu'aux plus grands...

M. Messieurs ! Avant de continuer, je voudrais préciser au spectateur le lieu idéal où nous nous trouvons, lieu où flotte une objectivité recevable et plus que privilégiée dans laquelle je le répète, n'étant pas 'schmidtien' comme d'autres sont 'nabokoviens', nous nous trouvons. Ces deux auteurs, qui ont un avis à partager sur tout, savent très bien qu'esthétiquement, un dérapage de leur personnalité qui s'étale risque d'encombrer, voire d'abîmer leurs livres, mais - parce qu'ils sont malins - cette opération continue et lassante d'exprimer leurs goûts et opinions sur toutes les particules de la création est surtout une manière d'emporter l'adhésion des 'hommes de peu de foi' ! Et que voyons-nous ? Que cette rhétorique fonctionne : messieurs, sans que vous le sachiez, vous voilà devenus nabokoviens ou schmidtiens !

F. Et quand ces deux équipes se rencontrent, une conversation de salon palpitante s'engage ; à sourires entendus, à bon entendeur salut : des petites blagues sur le très mauvais Faulkner fusent ; on loue Bulwer-Lytton...

L. - aussi un GRAND HOMME - la fréquence de ce syntagme chez Schmidt laisse rêveur et ouvre sur un paysage fleuri de complexes...

F. ...sans parvenir au bout des gros romans de cet auteur de 3e ordre, qui mérite franchement d'y rester, dans le sinistre troisième cercle des oubliettes de l'histoire littéraire anglaise.

G. Hélas : Debussy le disait déjà : " les debussistes me tuent ".

L. Des effets pervers sont prévisibles...

M. Oui : le site officiel de la Fondation Arno Schmidt offre une rubrique 'collègues' où le curieux retrouvera Karl May & Bulwer-Lytton, entre autres...

L. ...mais pas de Jean-Paul, pas de Stramm. Tiens, tiens...

G. Ce besoin d'occultation des influences profondes de & chez Schmidt aurait-il déteint sur les lecteurs... officiels ?

M. J'ai envie de dire gentiment qu'il s'agit sans doute d'un respect de la volonté de l'auteur : " Pas un mot sur Jean-Paul ! " Si les discussions de schmidtiens avertis porteront vraisemblablement sur tel ou tel point de traduction de Poe, le lecteur qui découvre le corpus mérite qu'on ne lui embrouille pas la cervelle avec des influences annexes et secondaires. La littérature allemande est suffisamment une forêt touffue & incompréhensible pour qu'on ne vienne pas faire croire une seule seconde au lecteur non-germanophone que Stifter et Rückert DOIVENT absolument être lus sans quoi il n'y aurait pas de compréhension d'Arno Schmidt. J'aimerais dire au novice non-germanophone qu'il doit lire Jean-Paul, Jahnn (Oui ! Vous aussi, G !), Stramm (et, pourquoi pas, aller faire un tour du côté de l'auteur de chevet de " Soir bordé d'Or " et " School for Atheists " : Däubler, qui intriguait même l'imperturbable James Joyce...), mais je voudrais aussi lui dire que beaucoup de noms d'auteurs qu'il va rencontrer ne sont que des plaisirs de lettrés pervers et qu'un " Soir bordé d'Or " doit plus à Aristophane et aux dernières merveilleuses sottises de Shakespeare qu'à toute la troupe des Bulwer-Lytton, Borrow, et autres déterrés de l'histoire littéraire.

F. Je voudrais surtout lui éviter de se mettre en tête de lire des auteurs qui ont fait fureur, comme ce Lafontaine, au motif que Schmidt lui aurait consacré un de ses essais...

G. Allons, allons, M ! Ne déversez pas sur nos têtes - souvenez-vous que la bande tourne ! - le fruit d'une simple humeur sarcastique !

M. Les lecteurs ne sont pas aussi bêtes que Schmidt veut bien le croire ; seulement, notre auteur favori à tous a décidé une fois pour toutes qu'il devait guider le lecteur dans ses lectures, " estimant que 'ses' classiques devaient être 'les' classiques, et les seuls classiques, donc bientôt connus de tous sur le bout du doigt " (Butor, Essais sur les modernes, parlant de Pound).

F. C'est une attitude moderniste typique. Et vous savez ce que nous autres, en Irlande, on en pense, des modernistes !... Quand je pense à tous ces universitaires qui essaient de caser péniblement leurs Max Planck, Einstein, Duns Scot et toute leur grande culture dans ce FW ! On sait pourtant bien que ce livre a été influencé principalement par des idioties, des comptines ridicules, de mauvaises pièces de théâtre du siècle dernier ou encore ce Sheridan Le Fanu ! Vous ne voyez donc pas ? LUI - votre Schmidt - s'amuse avec ses auteurs-fétiches, ET VOUS, vous voudriez en faire de belles, graves et humanistes interprétations ?

L. Oui. C'est malheureux. Les gens ne veulent pas DE culture. Ils veulent péniblement se hisser au niveau de ce qu'ON estime qu'ils doivent savoir. Ce Gombrowicz n'était pas si sot en disant que les gens ne vont pas 'au musée' ; plutôt : la doxa les a pris par la peau du cou, les a emmenés jusqu'au musée, collés le nez sur un tableau en disant : " Admire ! "

F.- Et comment donc devons-nous t'interpréter, Schmidt ? - Mon art est la rhétorique, F. 2 500 ans, qu'elle a, cette comédie continue ! Chaque fois, il faut qu'une armée entière d'humanistes rappelle les oeuvres à l'ordre, les fasse rentrer dans le rang de ce qui est sage, non-ambigu, digne d'être appris à l'école ! Vont-ils une fois pour toutes comprendre que la culture est justement ce qui ne s'enseigne pas ?

G.Alors, dans le cas de Céline et de Schmidt, il ne s'agirait pas que de 'camouflage' ?

M. Messieurs ! Bien sûr qu'à un niveau infra-rhétorique, il s'agit d'avancer masqué avec une panoplie complète de fantasmes, rêves & complexes... Cependant, et j'insiste sur ce point, faire de la critique consiste à transformer des oeuvres en gentils bibelots humanistes. L'humaniste, comme le philosophe, éprouve une sainte terreur à l'idée de penser que 'ambiguus' possède deux 'u' ! Voilà qui n'est pas rationnel, pense-t-il ! Voilà pourquoi le jeune homme qui nous meut présentement préfère la forme dialoguée aux démonstrations. Que se passe-t-il, Ô G. au doux langage ?

G.Et bien, ce Céline a poussé la haine du 'fixé' plus loin que Schmidt. Là où Schmidt simule un perpétuel saute-mouton culturel avec ses lecteurs, Céline aboie ! Si on lui demandait aujourd'hui ce qu'il pense de ceci ou cela, il vous répondrait : " POUEEEETT ". Depuis toujours, il répondent " poueeettt ", seulement Céline le crie un peu plus fort que les autres...

M. Ou de manière moins fine... Mais il est entendu, messieurs, qu'on ne passe pas plusieurs heures sur une phrase quand on a quelque chose à dire.., ou alors on se fait 'sermonneur sur la montagne'. A ce propos, F., les effluves à 40° dans lesquelles vous vivez constamment m'invitent, moi qui suis l'aîné et le plus sage d'entre vous, à récapituler certaines choses. Vous avez parlé de 'graves humanistes' & de 'culture qui ne s'enseigne pas'. Bien. Jusqu'à un certain point, tout le monde vous approuvera. Mais j'adopterai un point de vue plus historico-psychologique pour déceler les raisons des Bulwer-Borrow-et-les-autres. Il se trouve, pour notre malheur, que nous sommes à une époque où les valeurs littéraires - pour un tas de raisons : parce que Hermann Broch a sans doute raison, parce que la vitre mallarméenne est aujourd'hui un vulgaire rideau de douche moisi, parce que nous ne construisons plus de cathédrales, parce qu'il n'y a plus de pouvoir centralisateur et normatif : faites votre choix - n'existent plus. Mon maître, P., le pantin cosmique, laisse entrevoir qu'il a ouvert le robinet de son inspiration démentielle du jour où il a éliminé de sa cervelle TOUS les clichés qui y étaient contenus touchant les valeurs.

F. Et ça pouvait aller très loin : jusqu'aux clichés orthographiques et paragraphiques...

M. Oui. Mais P., comme Joyce, faisait partie des gens qui n'étaient plus 'adulescens' bien avant la première boucherie internationale de 1914-1918. Toutes les grandes révolutions langagières extrêmes sont le fait de gens nés avant 1900 : personne n'est linguistiquement allé plus loin que Stramm en Allemagne, que Joyce en Grande-ZuritriestEIRE ou que Biély en Russie... ou que votre compatriote Céline, G !

L. Qu'est-ce à dire, M ?

M. Qu'est-ce à dire ? Cela est fort simple : le prix à payer aujourd'hui pour un expérimentalisme lucide et individualiste - et ne parlez pas de ces armées d'abrutis maoïstes qui font de la poésie concrète EN GROUPE, comme on va au concert EN GROUPE - est une mauvaise conscience dont la face la plus laide est le dogmatisme conservateur...

L... et la plus belle une nostalgie goethéenne...

M. oui - je vois que vous me suivez - non pas de l'ordre, ni de l'action - mais de l'idylle, du 'bon vieux temps', du temps où on savait encore ce qu'était la lecture en Allemagne, du temps où douce France vous berçait aux suavités mécaniques de Rameau, du temps où nous lisions Kotzebue au coin du feu, du temps où à Paris, Céline pouvait encore entendre de vieilles comptines pas encore empoisonnées par l'agressivité de la musique nègre. Vous me suivez, G. ?

G.Je crois. Puis-je faire une démonstration ?

F. A votre aise !

G.Voici : " - tout ratait, il était chaque fois sauvé par l'incroyable inertie de Weimar, ses fiches, sa hiérarchie, sa routine. Mabuse, c'était un retour en arrière sauvage, un éclair de charisme échappant aux plaques Agfa du dimanche après-midi, l'épreuve sortant toute blanche du révélateur à chaque fois... L'inventeur Rothwang, Attila, Mabuse der Spieler, Prof.-Dr Laszlo Jamf : tous n'avaient qu'un seul désir, une mort dont on démontrerait qu'elle était une joie, un défi, rien de la mort bourgeoise d'un Goetzk, illusion acceptée mûrement, avec la famille au salon, et ces visages que les enfants savent déchiffrer... " Nous étions comme ça, vous savez. Guillaume, qui trouvait la guerre décidément une belle chose, Céline qui s'était engagé volontairement...

F. Même ces expressionnistes... dont certains aussi étaient volontaires... La guerre, une belle chose. Stramm ressentait des extases cosmiques sur le front.

G. Peut-il y avoir une adéquation entre audace de l'imagination, audace lexicale et syntaxique, d'une part, et un mode de vie ? On a beau faire des choses intéressantes, on finit par s'inscrire au parti communiste, à devenir nazi ou alors d'adopter l'attitude probablement la plus pitoyable qui soit, celle de ce dermatonaniste Gottfried Benn.

M. Pouvoir de l'idylle ! Ces Schmidt et Céline se trouvent tellement en porte-à-faux par rapport à leur époque ! S'il n'avait pas eu les problèmes qu'on sait et qu'il avait bien cherché, ce Céline était parti pour faire des grosses féeries bourrées de trouvailles stylistiques. Surtout avec son " Guignol's Band " : il ne voulait plus qu'une chose : aller au bout de son style d'un côté, qu'on lui fiche la paix de l'autre.

L. " Sauvé par l'inertie de Weimar ", disais-tu ? Cette phrase est très profonde. Est-ce pour cela, par inertie, par haine de l'exaltation, par nostalgie du 'bon vieux temps' que ce Schmidt s'effraie parfois devant ce qu'il pourrait oser s'il suivait Stramm ? mais ce soir, il y a Freddie Breck à la T.V., et nous ne voulons plus de cette adéquation tentée mais impossible entre la vie et l'imagination... Le mot d'ordre est donc : " Aime la syntaxe de Jean-Paul, aime ce Stramm qui creuse le lexique jusqu'à l'os, mais reste assis et suis les conseils de Goethe. Il t'est permis d'inverser ses plates sentences et de faire part au lecteur de ta profonde expérience de la vie en truffant tes textes de maximes ; de sorte que tu pourras dire : " la vie est un beau bourbier "

F. Pour ce qui est de suivre les cas-limites... Ce qui est faisable n'est pas toujours souhaitable.

G. Et pour Céline : " Mes audaces stylistiques ne reflètent que mon époque, en réalité je n'aime que le passé, suis un petit bourgeois de Paris qui pleure à chaudes larmes en pensant au bon vieux temps des bec à gaz, de Couperin, des petits oiseaux, et moi aussi je fais des sentences d'un niveau intellectuel redoutable, et qu'on part dans la vie avec les conseils des parents, et que toutes des salopes, et puis fichez-moi la paix je voudrais vivre dans mon imagination, POUEEETTT "

F. Oui ! Ote-toi de ma lune, toutes les issues sont bouchées, laissez-moi écrire en paix, pour votre monde extérieur, je m'achèterai bien une télévision, et laissez-moi penser que tous ces collègues du bon vieux temps de 1770-1820 finiront bien par murmurer dans ma maison, et puis ils viendront et nous danserons tous en rond dans l'éternité, mais s'il vous plaît, qu'on me fiche la paix avec ce Freddie Breck, parce que mon idylle à moi est de qualité, pas la vôtre, votre gamin, là, le Fiasse, de qui parlait-il déjà plus haut ?
M. De Céline et Schmidt. Le premier a abandonné toute prétention au sens ; le second joue et bourre ses textes de tous les débris culturels qu'il peut ramasser. Cette Ann'Ev' par ex... Quand on est mi-pythie mi-luxembourgeois, on est une hamadryade qui ne dort plus dans un arbre, mais, de manière plus bourgeoise, idyllique et artificielle : dans un tonneau. Ce qui permet également de faire de cette donzelle une allégorie morale en prenant comme substrat mythologique un personnage réel dont la doxa nous apprend qu'il représente le nomadisme, le citoyen du monde, partout chez lui, celui qui n'a que l'expérience et la nature pour lui. Et " Soir bordé d'Or " est une Comédie du Tonneau swiftienne qui rejette face à face deux conceptions irréconciliables, dont l'une est vouée à disparaître à court terme : le goût du travail, le besoin de valeurs communes qui ne soient pas le fruit de la nature, le respect des Anciens grands hommes, la conception de l'imitatio au sens noble du terme comme borne contenant les originalités trop criardes qui risquent de tomber dans des dénotations stériles... La culture, en somme, dont nous savons qu'elle n'est plus ; seulement parfois encore singée.

L. Et vous voulez dire quoi avec ça, M. ? Que nous singeons ce qui n'est plus ?

M. Je répondrai différemment. Imaginerait-on un enfant découvrant la scène où Don Quejada réduit en pièces le retable de maître Pierre qu'on ne pourrait s'empêcher de supposer, comme première impression dans la cervelle du gosse, la cruauté, et non la puissance métaphysique ; la pitié 'humaniste' envers celui dont tout l'avoir et le gagne-pain sont réduits en miettes, et non l'intelligence esthétique. Car notre drame est que le sens moral précède le sens esthétique, contrairement à ce que prétendent des poètes visiblement mal inspirés. Seule l'éducation et l'intelligence amènent la jouissance esthétique. Notre époque de tyrannie de l'opinion l'oublie souvent : la rhétorique s'apprend, et le goût s'éduque - deux choses qu'une bonne démocratie doit proscrire pour survivre. Le 'tous les goûts sont dans la nature' est une vue de l'esprit ni plus ni moins recevable par la raison que la prétention à une échelle de valeurs, nous ne l'ignorons pas.

G. Et ?

M Et pourtant... cette vue-là annule la possibilité d'une civilisation vue comme culturelle.

L. Et oui : tel est le sens de nos derniers grands auteurs.

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