Nicole Casanova : Le Cœur de pierre : à un an près.

Récit historique de l’an de grâce 1955.

Ma lecture de Le Cœur de pierre a commencé normalement. L’Allemagne d’Adenauer, la recherche de la maison Thumann, la Basse-Saxe, Frau Thumann, semblable à mes dizaines de logeuses avec leurs soupes et leur boîte à couture (leurs gros maris pour la plupart bien plus frustes qu’elles), l’arrière-pensée de l’héritage Jansen, tout cela faisait un livre appétissant, mieux ficelé que bien d’autres, avec un suspense un peu policier et d’intenses surprises de vocabulaire.

L’impression de normalité n’a pas tenu longtemps. J’avançais en fait sur des matériaux cassés. Dans ces courts paragraphes, volait en éclats quelque chose d’autre que le contenu immédiat des phrases. Ces failles et fractures avaient un sens en elles-mêmes, elles étaient pour ainsi dire le thème du livre, sa ligne (brisée) mélodique. Les anecdotes, le récit, en étaient les ornements. On devait donc marcher sur des blocs de langage de diverses hauteurs, à inégale distance les uns des autres, fatigants à escalader, il fallait parfois sauter de l’un à l’autre ou les contourner, comme si l’on traversait une ville après un tremblement de terre.

Lorsque Walter Eggers s’approcha de Berlin-Est, le livre s’empara des commandes. « Où me trouvais-je en fait ? Je me promis d’étudier d’après la carte du Grand-Berlin : Köpenick et la Wendische Spree ne devaient-ils pas être à proximité ? Je les cherchai dans le ciel ; mais aucune main à manchette n’apparut pour m’indiquer d’un index professoral : là !» – L’index nullement professoral d’Arno Schmidt m’indiquait : là ! C’était dire quasiment : « Va-t’en voir là-bas si j’y suis… ».

Il y était, en effet, presque en même temps que moi. Lui, en 1954. Moi, en 1955. Il avait alors quarante ans, moi vingt. (J’attrapai la majorité de l’époque, mes vingt et un ans, en cours de voyage). Et ce livre aussi déconstruit que l’était alors la ville m’y ramenait impérativement.

L’arrivée à Berlin-Ouest dans l’un de ces avions à hélices comme on n’en voit plus  qu’au cinéma – l’atterrissage à Tempelhof, un taxi, l’adresse hérissée de sonorités contraires à mes habitudes : « Am Schlachtensee ». La nuit tombait. La petite maison qui m’attendait avait survécu à la guerre, elle était entourée d’un jardin. Un projecteur m’envoya son rond de lumière en pleine figure, je dus présenter mon passeport à deux policiers qui montaient la garde. La lune avait une feuille de chêne suspendue sur sa face embrouillée.

La face de la terre, elle, se débrouilla assez vite. Les policiers avaient servi dans la Wehrmacht, tout en faisant les cent pas sous ma fenêtre, ils se racontaient comment ils s’étaient engagés dans cet ersatz d’armée, espérant qu’on leur demanderait un jour de repartir en guerre contre les Russes. L’énorme colline noire où grimpaient des camions, non loin de ma maison, s’appelait la « montagne aux gravats » - Trümmergebirge –, on y entassait tout ce que la ville contenait encore de débris, pierres inutilisables (celles que les femmes de Berlin n’avait pas ramassées à la main à la fin de la guerre), béton broyé, armatures d’acier tordues, grilles et portes enfoncées, fourneaux aplatis, matelas en charpie, peut-être des cadavres momifiés d’animaux variés, pas seulement des rats (eux, ils s’en étaient sûrement bien tirés), et pourquoi pas des restes humains. L’odeur qui flottait autour de la colline, dix ans après, ne précisait plus rien.

La maison de mes logeurs était pleine jusque dans la cave. Au même étage que moi habitait un homme, il travaillait pour ce que j’avais alors traduit la « Ligue contre l’inhumanité ». Le “Groupe de lutte contre l’inhumanité” a sans doute inscrit sur ses bannières la lutte contre le réarmement à l’Ouest ? demanda-t-il d’un air patelin. Ce ligueur aimait rejoindre mes logeurs le soir après dîner, il racontait en riant des histoires sinistres sur les relations de l’Est et de l’Ouest. Sa tâche consistait entre autre à dénoncer par l’intermédiaire de la radio les Spitzel de Berlin-Est, les responsables de bloc, espions qui veillaient à l’orthodoxie des locataires. Ce fut bien intéressant, Herr Eisendecher. Pour empêcher les Soviétiques de l’enlever – ils l’avaient essayé plusieurs fois – la maison était gardée nuit et jour.

À un an près, nous aurions pu nous rencontrer, Walter Eggers et moi, dans les rues de Berlin-Est. Il partait à la recherche d’un vieux livre, moi de plusieurs. Je dus d’abord lui expliquer que Ringklib avait été le plus grand statisticien  du Royaume de Hanovre ; qui chaque fois qu’on décrétait des changements dans l’administration interne au niveau des prérogatives ou ailleurs, sortait une nouvelle édition ; la 3e de1859 me manquait ; j’allais donc échanger la 2e que j’ai en double contre l’exemplaire de la zone Est. Par force, mon prince, bien sûr ! Moi, c’étaient des volumes du Corpus scriptorum historiae byzantinae. Dit le Corpus de Bonn. Je prospectais pour le compte d’un khâgneux parisien. À Berlin-Est, ces bouquins anciens se vendaient à des prix ridicules, les érudits d’Europe occidentale ne s’en étaient pas encore aperçus. Et pour peu que, bravant la loi, on ait changé ses marks-ouest contre des marks-est avant de passer la ligne de démarcation, c'est-à-dire au taux ouest, autant dire que les livres étaient donnés.

Lorsque je pénétrai pour la première fois dans Berlin-Est, j’avais donc en poche une liste de vieux livres et en tête d’exquises visions de fers dorés sur des reliures de veau fauve. J’étais renseignée sur le secteur soviétique par les récits du ligueur et la vue des femmes « de l’autre côté », venues acheter à Berlin-Ouest, pour elles à prix d’or, du beurre ou du savon. Les coiffeurs, disait-on, n’avaient le droit d’effectuer qu’une seule sorte de permanente, toutes les femmes avaient la tête uniforme et les yeux tristes, leurs vêtements semblaient tissés en fils de poussière.

À la sortie de la S-Bahn, les contremarches de l’escalier portaient des banderoles rouges avec des lettres blanches que l’on était forcé de lire pour ainsi dire avec les pieds. « Notre doctrine est toute-puissante parce qu’elle est juste. » « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous. » Dehors, ces mêmes banderoles cent fois agrandies couraient sur les façades de béton. « Nous travaillons à la paix du monde. » Notre doctrine est toute-puissante… » J’en cherchais les témoignages aux vitrines des magasins. Dans des sortes de restaurants populaires, des serveuses en blouse et pantalon bleus distribuaient de pingres plateaux chargés de choses grisâtres .Quant aux boutiques d’alimentation, en avais-je vu d’aussi vides pendant mon enfance, dans le Paris de 1943 ? Il me semblait que les commerçants français s’arrangeaient pour être moins lugubres, fût-ce à grand renfort de plantes en pots et de guirlandes de papier. « Lorsque je demandai du lait, elle apporta, repentante, la soucoupe avec le dernier petit tas de sucre et la boîte de Libby à demi-vide : “Ici, il est réservé aux enfants.” » Des bocaux de gros cornichons russes. Quelques boîtes de Schmalz. Tant et tant d’impudique nudité sur les étagères. Mais dans la zone à l’extérieur, c’est encore bien pire qu’à Berlin-Est : car ici on veut encore être une “vitrine”. Quant aux librairies modernes : 30 volumes sombres alignés l’un à côté de l’autre : Marxtome 3, Marxtome 3, Marxtome 3 : que le diable vous emporte !

Walter Eggers cherchait la Bibliothèque nationale et sa façade Schinkel. Moi, la librairie d’ancien Zintl, la seule, m’avait-on dit, qui ne fût pas étatisée.

En quittant les grandes artères, on voyait rapidement qu’elles étaient les seules à peu près reconstruites et l’on se perdait en moins de rien. Ce panneau indicateur qui portait quatre noms de rues disparues aurait aussi utilement indiqué les quatre points cardinaux et tourné au vent dans le vide comme une girouette. Quand le regard traverse les soixante numéros d’une rue en volant au ras de la terre sablonneuse et sans rencontrer un seul mur, on se croit mort et devenu spectre. Ecrasé par exemple dans cette maison encore debout, noire et opaque, remplie comme un conteneur cubique de ses propres pierres et gravats qui pèsent sur les murs, courbent vers l’extérieur le fer forgé des barreaux aux fenêtres. Et dans cette ville déstructurée, l’image des livres que je cherchais plaçait un centre, une sorte de coeur brillant. L’absurdité de ma quête n’était qu’apparente. C’était les vieux bouquins qui avaient raison et me servaient de boussole mentale.

Je ne voulais rien voler, moi, je n’avais donc pas emporté de matériel. Loupepincetteciseaux. Crayon et bloc-notes. Encre de Chine et plume pointue spéciale. La lame plate en ivoire, pour lisser les cornes biedermeier – Uhugomme..

Chez Zintl, un monsieur aux cheveux blancs (je lui vois aujourd’hui des lunettes cerclées d’or) s’enquit de ce que je voulais. Il souriait comme s’il allait rire, comme s’il avait vu entrer dans sa boutique le lapin de Lewis Carroll. Il connaissait le Corpus de Bonn, il extirpa d’étagères très haut perchées les Annales, Histoire universelle, de Jean Zonaras, en trois tomes (Bonn, 1841-1897), et la Chronographie de Jean Malalas, (Bonn 1831). Il y joignit une Chronographie de Leo Grammaticus (1842). Si je n’ai pas, à l’époque, noté n’importe quoi.

Arno Schmidt m’avait ramenée là, mais j’y étais restée plus longtemps que lui. J’étais revenue souvent à Berlin-Est, j’avais visité un musée où ma logeuse, qui n’aimait pas les peintures du réalisme socialiste ni les femmes-canons au garde-à-vous côtoyant les rondes créatures de Maillol, apostropha violemment un gardien. Le pauvre homme, effrayé, regardait le plafond sans répondre. Par curiosité, pour entrer dans le magasin surchargé et parler avec la vendeuse en blouse rose, j’ai acheté des porcelaines chinoises de pacotille. Un comédien français était venu l’année dernière, me dit la femme, il avait acheté des porcelaines. « Pas de danger qu’il nous achète des godasses, avait grommelé un homme, elles sont pourries en quinze jours. » Les habitants de l’Est – surtout les professeurs, médecins, avocats, les « classes bourgeoises » – s’enfuyaient alors en nombre si effarant que je me disais : cette hémorragie ne peut pas durer, il va se passer quelque chose. On dit aujourd’hui que 2,6 millions de fugitifs passèrent de l’Est à l’Ouest entre 1949 et 1961. Le Mur fut édifié à partir du 13 août 1961. En 1955, on pouvait encore passer en train directement de la zone soviétique à Berlin-Est, les contrôles étaient irréguliers. Etaient suspects les voyages d’une famille entière, le trop d’argent dans les poches, voire une simple brosse à dents. Crime de Republikflucht. Un jour, m’avait raconté le ligueur, un train entier, bondé de passagers dont les uns étaient avertis et les autres non, avait tenté le passage en force. En ce temps-là, on se contentait encore de recourber l’extrémité des rails, à Berlin, entre le secteur soviétique et celui des Alliés. En roulant très vite, pensait le chauffeur, on devait aplatir les rails et passer. Il avait réussi, sans autre dommage qu’une formidable secousse. Quelques voyageurs qui n’avaient rien su à l’avance et dont la famille était restée à l’Est, avaient voulu revenir. Beaucoup étaient restés. Frieda dit doucement : “Amène-la donc ici.”

Mes livres étaient reliés de veau fauve, le dos étincelant d’un or vrai. C’est le seul or que je vis à Berlin. Pas de faux plafond, pas de miracle, pas de monnaie toute-puissante. « Deux ! deux énormes médailles en or ; épaisses d’un demi-centimètre. […] Les peser, évidemment : 620 grammes la première, 620 grammes la seconde… » Il ne me venait d’ailleurs pas à l’idée de chercher le salut dans cette direction, ni dans les effets de la réforme monétaire, ni dans quelque miracle économique. Frieda se hissa résolue : “Et je répartis le reste soigneusement ; nous voulons mener une vie bonne et sûre…”

J’avais vu dans Paris, quelque onze ans plus tôt, les placards en lettres gothiques noires, Bekanntmachung, les panneaux indiquant en allemand la place de l’Opéra ou la Kommandantur, dans les gares les haut-parleurs crachaient Achtung ! Achtung ! avant d’annoncer le départs ou l’arrivée d’un train. De basses et énormes voitures noires frôlaient le bitume en silence, les uniformes vert-de-gris évoquaient une intoxication à l’hydrocarbonate de cuivre, les patrouilles, la nuit, marchaient d’un si parfait ensemble qu’on croyait n’entendre que deux bottes, mais pesant chacune cinq cents kilos. Voilà pour Maurras et Pétain et la Fête des Mères. Et voilà que Berlin-Est me présentait, sans qu’un doute fût possible, la caricature d’un espoir assez mort pour être devenu mortifère. Issue fermée à droite, issue fermée à gauche. Coincée comme un rat, côté idéologie, économie, politique, rien que des murs. C’était peut-être un peu trop schématique, mais que l’on considère mon jeune âge d’alors.

J’ai songé un moment, en ce temps-là, à une solution métaphysique. Ou à une construction théologique. Et les curetons, malgré toute la solennité dont ils s’entourent, en savent encore bien moins ! (Tous ces gens, avec leur âme de merde : feraient mieux de s’occuper d’un travail raisonnable ; pour que chaque être humain ait un fond de culotte intact sur le derrière ! C’est ce que voulait Voltaire. La saine raison fleurit dans les éboulis d’Arno Schmidt. Fini, terminé ! J’avais les livres...

 

Index - Textes